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La solidarité européenne du Luxembourg a ses limites

Le petit Luxembourg est une grande exception. Alors que dans la plupart des pays de l'UE, les élections européennes sont marquées par la crainte d'une montée des partis populistes anti-européens, dans le Grand-Duché, la question de l'Europe ne suscite aucun débat, affirme Christoph Bumb.

Publié le 18 mai 2019 à 11:38
Miguel Ángel García  | Luxembourg.

Le petit Luxembourg est une grande exception. Si les Européennes de cette année se caractérisent pour beaucoup par la lutte contre la montée du populisme anti-européen, l’Europe ne donne lieu à aucune polémique au sein du Grand-Duché. Tous ses principaux partis sont favorables à une Union forte. On n’y trouve aucun mouvement extrémiste. Nulle part en Europe le projet européen n’est aussi peu controversé qu’ici. Au Luxembourg, les élections ne sont rien d’autre qu’un passage obligé pour attribuer six sièges – moins de 1 % du total au Parlement européen.
Qu’il soit question de promouvoir l’intégration européenne, de mettre en œuvre une politique étrangère ou de fédérer l’Europe autour de l’accueil des réfugiés, ce membre fondateur de l’UE est toujours en première ligne pour faire avancer le projet européen.

Pourtant, il est un sujet sur lequel personne ne doit compter sur un élan spontané d’europhilie de la part du Luxembourg, même après les élections : la politique fiscale. En matière de fiscalité, le fameux “paradis fiscal" et ses 600 000 habitants défendent leurs intérêts nationaux bec et ongles. La solidarité européenne a ses limites – même au Luxembourg.
"Nous ne pouvons pas nous doter de règles qui nuiraient à notre compétitivité et dès lors, indirectement, à notre croissance." Telle a par exemple été la réponse du Premier ministre du Luxembourg, Xavier Bettel, au projet de la Commission de mettre en place une taxe numérique européenne. Les efforts de l’UE visant à harmoniser les régimes fiscaux de ses États membres se heurtent régulièrement à la résistance opiniâtre des gouvernements luxembourgeois. Cette posture défensive est particulièrement manifeste dans le débat en cours sur la suppression de la règle de l’unanimité pour les questions fiscales européennes. Le ton a beau rester invariablement courtois, la réponse du Luxembourg est un "sans nous" clair et net.

Depuis les "Lux Leaks" de novembre 2014, le monde entier connaît les "vilains petits secrets" du Luxembourg. Son image d’État membre modèle a été sérieusement écornée par le retentissement international de l’affaire. Pour autant, il n’y a pas eu de véritable changement depuis : le Luxembourg a certes abandonné le secret bancaire, s’est ouvert aux discussions internationales et a mis un terme à certains excès de sa politique d’évitement fiscal, en vigueur depuis des décennies au bénéfice d’entreprises et de particuliers fortunés. Mais l’utilisation par les entreprises de sociétés-écrans enregistrées au Luxembourg pour éviter d’avoir à payer des impôts sur leurs bénéfices, en revanche, reste à ce jour une fâcheuse réalité.

Nous vivons par ailleurs une situation inédite depuis cinq ans : en 2014, Jean-Claude Juncker – l’homme politique qui a fait plus que quiconque pour instaurer le modèle économique controversé du Luxembourg, et qui est du reste le plus souvent associé à ce modèle – a été élu à la tête de la Commission européenne. Et c’est la Commission Juncker qui a insisté (non sans succès) pour intensifier la lutte contre les paradis fiscaux européens. Sur d’autres dossiers, le bilan du Luxembourgeois à la tête de l’exécutif européen est toutefois plus mitigé.

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Si le Luxembourg est une telle exception sur l’échiquier politique européen, c’est en partie dû au fait que ce petit pays joue dans une catégorie à part à la fois sur le plan économique et social. L’essor de son centre financier a permis de plus que décupler son PIB depuis les années 1980. Jusqu’à la crise financière, l’économie du Luxembourg affichait une croissance moyenne de 5 % par an. Le PIB par habitant dépasse la barre des 90 000 euros – c’est près de trois fois la moyenne européenne et plus de dix fois celui de la lanterne rouge de l’Union, la Bulgarie. Le système de protection sociale du Luxembourg n’a pas non plus d’équivalent en Europe. Avec le fait que le multiculturalisme est profondément enraciné dans la société luxembourgeoise, ce sont sans doute les raisons qui expliquent que les partis populistes n’ont eu pour l’heure aucune ouverture ici.

La prospérité du Luxembourg est évidemment liée directement à son ouverture et à son dynamisme économiques. On pourrait parler de "stratégie fiscale agressive", comme l’a fait d’ailleurs la Commission européenne en début d’année. Ces accusations récurrentes contrastent avec l’image d’"État membre modèle", de "jeteur de ponts" et de "courtier honnête" que les gouvernements luxembourgeois successifs ont soigneusement cultivée. Au bout du compte, ils n’ont fait que conforter le consensus sur la politique européenne du Luxembourg : foncièrement progressiste et europhile, mais avec une nette tendance au blocage sur les questions fiscales.

D’autre part, la pression sur les paradis fiscaux se relâche peu à peu dans le monde. Avec cette "polycrise" qui s’éternise, pour reprendre le terme de Juncker, sur le Brexit, l’accueil des réfugiés et les litiges commerciaux, la question d’une plus grande équité fiscale a été reléguée au second plan. Même si le gouvernement du Luxembourg joue un rôle constructif sur bon nombre de dossiers européens, il s’accommodera parfaitement de voir cette situation perdurer après les élections et la formation d’une nouvelle Commission.

Sans compter que la donne économique internationale a changé. La plupart des économies européennes sont en train de rebondir, même si les effets de la crise financière sont encore bien palpables un peu partout. Le Luxembourg n’aime pas entendre qu’il existe peut-être des raisons plus profondes aux inégalités sociales entre les États membres et en leur sein. Ici aussi, on suit avec intérêt mais à distance respectable les turbulences politiques causées par la résurgence du nationalisme et des idéologies d’extrême droite. Le Luxembourg n’est pas indifférent, bien sûr, au sort de l’UE. Plus que tout autre pays peut-être, son économie dépend d’une Union forte et d’un marché unique qui fonctionne bien.

"Quand le pays va bien, le peuple devrait aller bien, lui aussi." Telle est la devise du gouvernement de coalition composé des libéraux, des sociaux-démocrates et des Verts qui a été reconduit l’année dernière. Depuis lors, il poursuit allègrement sa politique de redistribution des bénéfices du modèle luxembourgeois. Pourtant, les Luxembourgeois eux-mêmes sentent bien que la médaille a son revers. Que leur sens de la solidarité européenne, si souvent salué, n’en est pas moins très sélectif. Que tout le monde ne peut pas aller aussi bien qu’eux. Et qu’à terme leur paradis (fiscal) au cœur de l’Europe ne pourra prospérer qu’au détriment des autres.

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