Actualité Les voix des jeunes Russes

Navalny, Poutine, tensions avec l’Europe : “Nous avons besoin d’un changement de gouvernement”

Depuis la modification-éclair de la Constitution, la Russie vit dans la perspective du “Poutine éternel”. La journaliste Ekaterina Venkina a demandé à quatre jeunes Russes ce qu’ils en pensent, ainsi que de l’empoisonnement de l’opposant Alexeï Navalny et de la relation entre leur pays et l’Europe.

Publié le 23 septembre 2020 à 15:15

Exactement un mois s'est écoulé depuis qu'ils ont essayé de me tuer avec une arme chimique”, a écrit l’opposant numéro un du Kremlin Alexeï Navalny dans son premier billet de blog depuis qu'il est sorti du coma. Deux laboratoires indépendants en France et en Suède et le laboratoire spécialisé de la Bundeswehr, l’armée allemande, ont confirmé la présence de Novichok, un agent neurotoxique militaire, “dans et sur mon corps”, a-t-il ajouté. 

Moscou rejette toutes les accusations, et n’a pas encore ouvert d’enquête officielle, même si les 30 jours prévus par la loi pour l’“enquête préliminaire” sont écoulés.

Pendant dix-neuf jours Alexeï Navalny est resté dans le coma. Pendant cette période, deux vidéos tournées en Sibérie peu avant qu’il ne s’effondre ont été visionnées environ 8,4 millions de fois sur YouTube. Il y accuse les alliés politiques locaux du président Vladimir Poutine de corruption.

Les accusations de corruption et d'empoisonnement ne sont pas nouvelles pour le chef du Kremlin et son entourage. Ce qui est nouveau, cependant, c'est que depuis juillet, la Russie doit vivre avec la perspective de “l'éternel Poutine”, une option formalisée après l'adoption par le parlement d’une série d’amendements constitutionnels quasiment sans débat.

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Les derniers développements vont-ils conduire les gens, en particulier la jeune génération, à une apathie politique totale ? Ou bien chercheront-ils à mettre fin à ce sommeil de la Belle au bois dormant ? Selon l'étude Youth Study Russia 2020 publiée par la Fondation Friedrich Ebert, près de 60 % des Russes âgés de 14 à 29 ans qui ont été interrogés ne s'intéressent pas ou peu à la politique, seuls 26 % font confiance au gouvernement, tandis que 42 % font confiance au président.

Voxeurop s'est entretenu avec des jeunes en Russie sur leur attitude face à la politique de “remise à zéro” de Poutine, le cas d'Alexeï Navalny et l'Europe.

German Nechaev, 23 ans, étudie les sciences politiques à l'Institut d'études asiatiques et africaines de Moscou et travaille comme rédacteur pour le magazine étudiant DOXA.

Alexeï Navalny a été empoisonné, du moins c'est ce que je pense. Mais pour juger de la cause et de qui en tire avantage, il faudrait une boule de cristal. Peu importe la façon dont cette histoire se termine (et j'espère qu'elle se terminera bien pour Alexeï) : il est devenu involontairement un symbole de la protestation démocratique en Russie. Si l’objectif était de décapiter l’opposition et de ne pas permettre que ce qui se passe actuellement en Biélorussie se produise chez nous, alors je crois que c'est exactement le contraire qui se produira.

J'ai personnellement exercé mon droit de vote et j'ai voté contre les amendements constitutionnels. Le pays devient de plus en plus autoritaire, et je ne fais confiance ni aux autorités ni au président. Les personnes qui gouvernent notre pays sont des responsables du Parti qui ont été formés à l'époque de l'Union soviétique. Ils sont soucieux d'éliminer toutes les autres options et de s'assurer qu'aucune alternative à Poutine ne soit envisageable. La remise à zéro du compteur des mandats de Poutine n'a guère fait parler d'elle dans les médias. Partout, il n'était question que de l'augmentation des retraites et de l'amélioration du bien-être des animaux. 

Au début, l'opposition n'avait pas une image claire de la situation. Puis est intervenu ce changement important. Il a été baptisé ‘alinéa mamie’ parce qu’il a été proposé par Valentina Tereshkova, l'ancienne cosmonaute soviétique, âgée aujourd’hui de 83 ans. En tant que membre du parti pro-Kremlin, elle a proposé un amendement constitutionnel qui permettrait à Poutine d'effectuer deux mandats supplémentaires. Après ce tournant, il est devenu clair pour le peuple et pour l'opposition que tous les autres amendements proposés n’étaient qu’un prétexte, que toute la procédure n'avait qu'un seul but. En même temps, à cause de la crise du coronavirus, il était plus difficile pour l'opposition de faire voter les gens, car cela pouvait mettre leur santé en danger.

Je ne suis pas sûr que l'Occident comprenne les processus politiques qui se déroulent en Russie. Les sanctions internationales n'entraînent pas les conséquences que l'on attend d'elles. Si leur but était d'affaiblir le régime, elles ne marchent pas, car l'attitude des gens envers le président, apparemment, n'a fait que s'améliorer.

La question de savoir si la Russie doit suivre la voie de la Chine ou celle de l'Europe dans son développement est très abstraite. Moscou fait passer ses propres intérêts en premier. Culturellement, la Russie est plus proche de l'Europe, mais il y a des régions où la vie est complètement différente. Les bouddhistes qui y vivent, par exemple, ont plus de points communs avec les Chinois, les Népalais ou les Indiens qui partagent les mêmes idées qu'avec les chrétiens allemands ou moscovites.

Est-ce que je me sens personnellement menacé en Russie ? Lors d'une manifestation en juillet 2019 [à Moscou contre l'exclusion des candidats de l'opposition aux élections locales, ndlr], je suis descendu du métro au mauvais moment et je me suis retrouvé dans une voiture de police. Le tribunal m'a condamné à une amende. Ma sécurité personnelle pourrait en effet être mise en danger si la police prenait des mesures concrètes la prochaine fois. Il se peut que je doive quitter la Russie à un moment donné. Même si je n'aime pas ce qui se passe dans le pays en ce moment, j'espère un avenir meilleur”.

Kristina Bykova, 28 ans, a étudié l'informatique humaniste à Tomsk, en Sibérie. Elle est conférencière à la School of Unboring Report et enseigne les sciences.

Je ne suis pas encore autorisée à voter en Russie. Il y a six ans, j'ai déménagé du Kazakhstan à Tomsk. Mon mari vit ici. Je suis actuellement en train d'obtenir la citoyenneté russe. Il m'est difficile de rester neutre en ce qui concerne les amendements constitutionnels. Personnellement, je les rejette. De nombreux experts affirment que nous avons été témoins de l'une des fraudes électorales les plus massives jamais vues. Vous pouviez voir les électeurs voter dans leurs fermes ou dans une banque où il n'y avait pas d'observateurs électoraux. Le processus a duré une semaine entière. Et personne n'a observé ce qui s'est passé dans les bureaux de vote la nuit.

Les relations entre la Russie et l'Occident sont aujourd'hui tendues. J'aimerais qu’elles deviennent plus amicales. Si les gens d'ici voyageaient davantage, s’ils allaient en Europe, ils verraient que rien de terrible ne s'y passe, contrairement à ce que montre la propagande de l'Etat. Le problème est que de très nombreuses personnes vivent avec moins de 15 000 roubles par mois (167 euros). Nous devons avant tout améliorer la qualité de vie dans le pays.

Ma confiance dans le président Poutine est de toute façon minée depuis longtemps. Dans une interview, il avait déclaré qu'il n'apporterait aucune modification à la Constitution. Je n'aime pas que les politiciens changent d'avis. Maintenant, l'empoisonnement d'Alexeï Navalny. C'est monstrueux, mais c'est aussi un révélateur. Tout le monde comprend ce qui s'est passé, mais il n'y a rien que nous puissions faire. Je pense que nous avons besoin d'un changement de gouvernement.

Je m'intéresse à la politique et je peux imaginer une carrière politique. Une fois que j'aurai la citoyenneté russe, je pourrai me présenter comme députée lors de la prochaine élection de la Douma [assemblée] régionale. 

Mais pour l'instant, ici à Tomsk, je veux poursuivre mes efforts pour rendre la pensée scientifique plus populaire, afin que les gens soient moins sensibles aux théories du complot. Je veux donner des conférences, organiser des festivals et me battre pour les droits des femmes. Je vois mon avenir exclusivement en Russie. Je ne veux aller nulle part ailleurs”.

Yevgeniya, 22 ans, a étudié l'économie internationale à l'Institut d'Etat des relations internationales de Moscou et travaille actuellement chez la firme pharmaceutique Bayer en tant que responsable “multichannel”. Elle vient de Lipetsk, dans le Sud de la Russie.

Je ne veux pas juger trop sévèrement la situation de Navalny. D'une part, l'empoisonnement d'un membre de l'opposition ne peut être profitable aux forces proches du gouvernement car il entraînera évidemment de nouvelles sanctions et aggravera la réputation de la Russie sur la scène internationale. D'autre part, le 13 septembre, des élections régionales ont lieu dans de nombreux endroits en Russie, et l'équipe de Navalny a travaillé dur pour obtenir une majorité dans ces régions.

Je suis née en 1998, lorsque Vladimir Poutine a commencé sa carrière en politique. Ses deux premiers mandats ont été assez positifs. Cet homme a vraiment fait beaucoup pour le pays. La dette nationale a été remboursée. Mais depuis que Poutine et Dmitri Medvedev ont échangé leurs postes afin que Poutine puisse faire deux mandats de président supplémentaires, tout tourne en rond.

Les personnes qui gouvernent notre pays sont des responsables du Parti qui ont été formés à l’époque de l’Union soviétique.

German Nechaev

Le référendum sur la réforme constitutionnelle de juillet a été une bacchanale politique, une véritable orgie, et je n'ai rien pu y faire. L'ambiance autour de moi était : tout a déjà été décidé. Mais je voulais au moins faire mon devoir de citoyenne et j'ai voté contre les changements.

Je pensais vraiment que Poutine agirait plus en filigrane, plus prudemment, dans le cadre d’une réforme aussi vaste. Mais maintenant qu’elle a été adoptée, il nous fait tous passer pour des idiots. Une autre peine de 16 ans de Poutine ressemble à une condamnation à vie avec sursis. 

Je considère qu'un partenariat avec l'Occident est impossible tant que la question de la Crimée [annexée par Moscou en 2014] n'est pas résolue. La Russie ne capitulera pas et devra attendre que cela soit accepté.

Je ne vois qu'un seul scénario pour moi : je dois devenir économiquement indépendante, comme le milliardaire Sergueï Galizki. Il l'a géré et a ensuite commencé à investir beaucoup d'argent dans sa ville natale. Je voudrais moi aussi aider Lipezk. Je regarde toujours le monde à travers des lunettes roses, je suis naïve, mais je crois que c'est possible. J'ai vu un projet vidéo sur les nouveaux entrepreneurs russes qui vivent honnêtement. Ils paient tous les impôts, rendent tout transparent. L'idéal serait que je me concentre sur la restauration”.

Viktor, 28 ans, a étudié l'ingénierie électrique à l'Université technique d'Etat de l'Oural à Ekaterinbourg et travaille actuellement comme ingénieur avec des équipements de haute technologie. 

L'affaire Navalny nous a secoués. On entend de partout des déclarations et des hypothèses contradictoires. Tant que l'enquête n'est pas terminée, je ne veux pas donner un avis précis. Je compte naturellement sur la compétence des médecins allemands pour soigner Navalny.

Je ne suis pas allé voter. Premièrement, parce que la plupart des amendements étaient déjà couverts par des lois fédérales ; il n'était donc pas nécessaire de les inclure dans la Constitution. Deuxièmement, parce que je ne suis pas d'accord avec le format. Un vote doit être classique : une journée, et sous le contrôle des commissions électorales de district, des observateurs et de la presse. Comment puis-je voter avec conviction lorsque d'autres votent sans être observés dans les cabines électorales et pourquoi pas aussi sur les souches d'arbres ? Il a également été proposé que nous votions pour les changements en bloc, comme s'il s'agissait d'un menu du jour. Et si je veux une salade mais que je ne veux pas de soupe ?

En raison de la pandémie, beaucoup de personnes dans notre ville sont au chômage depuis longtemps. Les centres commerciaux ont été fermés. Aucune aide substantielle n'a été fournie. Si les gens n'ont rien à manger, il est difficile qu’ils acceptent les propositions des politiques.

Bien que je ne sois pas satisfait de la procédure de vote, il est difficile de ne pas faire confiance au président. Il a été élu légitimement et est beaucoup plus populaire auprès du peuple que les partis et les membres du Parlement. Poutine est un homme célèbre. Mais son travail pourrait être plus efficace à certains égards, notamment dans le monde des affaires.

L'Occident a toujours été un partenaire pour la Russie. Nous entretenons des relations étroites avec l'Allemagne en particulier, à commencer par Siemens depuis la fin du XIXe siècle. Mais maintenant, à cause des sanctions, les choses deviennent un peu plus difficiles sur le plan économique.

La nouvelle génération aura certainement de nouvelles exigences. Mais la Russie est un pays au ‘passé imprévisible’, et à plus forte raison à ‘l'avenir imprévisible.’”

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