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Comment Facebook et Google influencent les élections et pourquoi il faut plus de transparence sur leurs algorithmes

De simples plateformes à l’origine, les grandes entreprises du numérique (Facebook, Google, Apple et Amazon) sont devenues des acteurs économiques et politiques de premier plan. Leur capacité à influencer les élections en Europe doit être sérieusement prise en compte. Cette enquête à été sélectionnée avec la participation des membres de Voxeurop.

Publié le 15 décembre 2020 à 10:32

L’Union européenne a présenté le 15 décembre une nouvelle législation sur les services numériques (Digital Services Act). Outre la fixation de nouvelles règles sur les marchés en ligne, ce texte vise à améliorer la transparence des algorithmes, dont le fonctionnement demeure pour l’heure opaque.

Pour ce faire, les autorités nationales de surveillance doivent avoir accès “à la documentation sur les logiciels et aux séries de données des algorithmes” et pouvoir les examiner. Quant aux algorithmes eux-mêmes, l’information sur leur fonctionnement doit être communiquée “sous une forme concise, transparente, intelligible et facilement accessible, en des termes clairs et simples” aux utilisateurs.

Cette exigence de transparence devrait également s’appliquer aux algorithmes des grandes entreprises du numérique qui déterminent les messages envoyés aux utilisateurs : ceux-ci peuvent influencer le comportement de ces derniers en période électorale, et dès lors les processus démocratiques dans leur ensemble. De ce fait, le rôle de ces grandes entreprises fait d’ores et déjà l’objet d’un examen approfondi outre-Atlantique. Or la vie politique des pays européens n’est pas épargnée par ce phénomène.

Loin des plateformes libres et ouvertes qu’elles étaient à l’origine, les géants du web ont acquis un pouvoir sans précédent. Ils jouent désormais un rôle démesuré en politique en influençant à leur guise l’opinion publique via des techniques d’altération algorithmique, de censure et d’appel à action.

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Une des plus grandes expériences de l’histoire

Le jour des élections au Congrès des Etats-Unis en 2010, Facebook a mené l’une des plus grandes expériences humaines de l’histoire en envoyant un message rappelant d’aller voter à 61 millions d’utilisateurs, soit environ un quart de la population du pays.

Les résultats ont été publiés en 2012 sous le titre Expérience en matière d’influence sociale et de mobilisation politique menée sur 61 millions d’individus. Il ressort de cette étude que les messages envoyés par Facebook ont permis de convaincre 340 000 personnes supplémentaires d’aller voter. Environ 20 % des utilisateurs ayant été informés que l’un de leurs amis avait voté ont à leur tour cliqué sur le bouton “j’ai voté” – contre 18 % de ceux qui n’avaient pas reçu cette information.

Cette progression correspond à 0,14 % du corps électoral de 2010. Ayant observé une hausse du taux de participation entre les élections intermédiaires de 2006 (37,2 %) et celles de 2010 (37,8 %), les chercheurs ont conclu que “cette variation de 0,6 point peut être attribuée aux messages envoyés par Facebook”.

Le bouton  “je vote” apparaît au-dessus du fil d’actualité quelques jours avant le jour du scrutin. En cliquant dessus, les utilisateurs ont la possibilité de partager l’information qu’ils ont pris part aux votes. Facebook n’indique toutefois ni le nombre d’utilisateurs concernés, ni selon quels critères ceux-ci sont sélectionnés.

Ingérence étrangère

En Europe, le bouton “ je vote” est d’abord apparu à l’occasion du référendum sur l’indépendance de l’Ecosse en 2014, puis du référendum organisé en Irlande en 2015 et des élections britanniques qui se sont tenues la même année. Il a également été mis en place en 2016 lors du référendum sur le Brexit, et en 2017 lors des élections parlementaires islandaises et des élections fédérales en Allemagne.

Ceci s’apparente à une ingérence étrangère dans une élection, sans la moindre transparence ni la moindre explication sur l’objectif recherché. On pourrait soutenir que Facebook ne cherche par là qu’à accroître la participation électorale et à renforcer les processus démocratique, mais l’entreprise ne l’a jamais explicité. “Il n’y a jamais eu par le passé autant de pouvoir concentré entre les mains d’une seule entreprise”, estime la journaliste Ingrid Brodnig, ambassadrice pour le numérique du gouvernement autrichien auprès de l’UE.

Ces entreprises sont devenues des voix qui comptent dans le monde de la politique, des éditeurs de contenu et non de simples plateformes. Leur capacité d’influencer les comportements électoraux à l’insu des principaux intéressés fait craindre que ce qui a pu être observé aux Etats-Unis pourrait se reproduire en Europe.

En juillet 2020, Facebook a annoncé vouloir envoyer à tous ses utilisateurs américains en âge de voter des informations sur le scrutin présidentiel. Son objectif était de convaincre quatre millions de personnes supplémentaires d’aller voter ou de s’inscrire sur les listes électorales, soit “deux fois plus qu’en 2018 et 2016”, a-t-il précisé.

Le manque de transparence de cette fonctionnalité est frappant. Ceci n’a pas empêché Facebook de la mettre en place lors de scrutins en Europe, et rien n’indique que cela doive changer à l’avenir.

Manipulation algorithmique

Une étude publiée par Robert Epstein, psychologue et chercheur à l’American Institute for Behavioural Research and Technology, a récemment révélé la capacité de Google de manipuler les élections via des manipulations algorithmiques. R. Epstein indique que l’entreprise peut influencer le choix de 20% des électeurs indécis à leur insu (un chiffre qui peut monter jusqu’à 80% pour certaines catégories d’électeurs) en leur proposant des articles et informations favorisant certains candidats ou à travers ses appels à action.

De nombreuses élections n’étant remportées qu’avec une faible marge, ceci donne à Google le pouvoir d’influencer un quart des élections nationales dans le monde, conclut l’étude.

Durant les élections américaines de mi-mandat de 2018, Google et YouTube avaient fait apparaître un bouton “allez voter” sur leur page d’accueil. Les travaux de Robert Epstein et de son équipe ont permis d’établir que les résultats de recherches web sur les élections favorisaient certains courants politiques et certains candidats, ce qui a pu influencer plus de 78,2 millions d’électeurs.

Le fait que les résultats des recherches sur Google fassent l’objet de manipulations n’est pas nouveau. En 2017, l’Union européenne avait infligé une amende de 2,4 milliards d’euros à l’entreprise pour avoir favorisé dans ses résultats son propre service de comparaison de prix.

Pour ce faire, la Commission européenne avait analysé 1,7 milliard de recherches Google, soit environ 5,2 téraoctets de données, et avait découvert que les services concurrents ne se retrouvaient en moyenne qu’à la quatrième place dans la liste des résultats.

Lors d’une audition par le Sénat américain, Mark Zuckerberg a été interrogé par le constitutionnaliste Josh Hawley sur l’existence d’un programme nommé Centra. Le sénateur avait été informé par un lanceur d’alerte que Twitter et Google se coordonnaient fréquemment pour censurer certains sujets, hashtags, individus ou sites web, tandis que Facebook les enregistrait et assurait un suivi des tâches.

Entreprises privées ou acteurs politiques ?

 Pour leur défense, ces entreprises répètent qu’ils ne sont que des “acteurs privés” et non des acteurs politiques. Un argument qui perd de sa pertinence du fait de leur situation de monopole et de leur dimension internationale.

Plus que des outils de recherche ou des réseaux sociaux, ces entreprises sont devenues des voix qui comptent dans le monde de la politique, des éditeurs de contenu et non de simples plateformes. Leur capacité d’influencer les comportements électoraux à l’insu des principaux intéressés fait craindre que ce qui a pu être observé aux États-Unis pourrait se reproduire en Europe. 

Une analyse publiée par WIRED indique que 95% des contributions financières des salariés des six plus grandes entreprises du numérique (Alphabet, Amazon, Apple, Facebook, Microsoft, et Oracle) aux campagnes électorales des candidats aux élections présidentielles américaines sont allées au démocrate Joe Biden. D’après la commission électorale fédérale, 4 787 752 dollars ont été versés à ce dernier, contre 239 527 dollars pour Donald Trump, soit près de vingt fois plus. Les seules contributions des salariés d’Alphabet, la société mère de Google, s’élèvent à 1,8 million de dollars, soit un tiers du montant total versé par les six géants du web, qui, collectivement, ont versé plus d’argent que toute autre entreprise.

Les soupçons d’ingérences russes dans les élections présidentielles américaines de 2016 ont eu pour conséquence d’inciter Google à paramétrer ses algorithmes de façon à ce que les « sources fiables » (en général des publications alignées sur le courant politique dominant) apparaissent en haut de la liste des résultats. Or ce sont ces mêmes sources qui sont privilégiées par Facebook ou Instagram via ses centres d’informations sur les élections, qui, au 21 septembre, avaient déjà été visités par environ 39 millions de personnes.

Autre conséquence du Russiagate, Facebook a annoncé un partenariat avec l’Atlantic Council, think tank très influent, afin de “protéger la démocratie dans le monde” et de combattre les fake news. Or il est permis de douter de l’impartialité de cette organisation, du fait tant de ses sources de financement (notamment des subventions d’entreprises pétrolières ou d’armement, ainsi que du département d’État américain), que de la composition de ses directions (dont certaines comptent à leur tête d’anciens responsables de la CIA ou d’anciens secrétaires d’État). Le risque existe donc que le réseau social le plus puissant du monde s’aligne sur les intérêts particuliers représentés par ce think tank. Des préoccupations qui apparaissent confirmées par le fait que Facebook a supprimé plus de 500 pages à tonalité antimilitariste peu après la conclusion de ce partenariat.

Le conseil de supervision constitue une source supplémentaire d’inquiétude. Créé en mai dernier par Facebook, il est chargé de déterminer quel post devra être supprimé de Facebook et d’Instagram, et a la compétence d’aller à l’encontre de la volonté de Mark Zuckerberg sur ce point.

Tandis que ce conseil vante sa diversité ethnique, on peine à y voir la trace d’un pluralisme politique. Tous les membres de ce conseil étant politiquement engagés, et 19 des 20 membres partageant la même affiliation politique, on peut douter de sa réelle impartialité des décisions de suppressions de posts.

L’Union européenne s’est longtemps sentie à l’abri d’ingérences électorales. Pourtant, ses lois sur le numérique, réputées strictes, ont perdu de leur efficacité du fait de l’augmentation des dépenses de lobbying auprès des institutions européennes des principales entreprises concernées, tandis que des investissements massifs dans des États membres leur ont permis de se tenir hors de portée d’éventuelles enquêtes.

Il est grand temps que l’UE s’inquiète de l’influence des géants du web sur les électeurs européens. Ceux-ci, guidés par des intérêts politiques et financiers particuliers et armés d’une technologie algorithmique de précision, bénéficient de leur position de quasi-monopole et du manque de transparence sur leur fonctionnement. En théorie, la nouvelle législation sur les services numériques est un pas dans la bonne direction : il reste à voir si cette initiative sera réellement appliquée – comme on le voit avec d’autres questions relatives aux comportements des géants du web.

👉 Cet article fait partie d'une série d'enquêtes consacrées au "Big Tech" et à l'Europe. Lisez les autres articles de la série ici.

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