Opinion Prix Nobel de la paix 2021

Le prix Nobel de la paix décerné à deux journalistes fait la différence

L'attribution du plus prestigieux des prix Nobel à Dmitry Muratov, rédacteur en chef de Novaya Gazeta en Russie, et à Maria Ressa, cofondatrice et rédactrice en chef de Rappler aux Philippines, met en lumière l'une des questions déterminantes de notre époque, affirme William Horsley, représentant de l'Association des journalistes européens pour la liberté des médias.

Publié le 12 octobre 2021 à 10:57

Le comité Nobel norvégien a décerné le prix de la paix à Dmitri Mouratov, rédacteur en chef de Novaïa Gazeta en Russie, et Maria Ressa, cofondatrice et rédactrice en chef du média d'investigation Rappler aux Philippines, en reconnaissance de leur "combat courageux" pour la liberté d'expression.

Pour ces lauréats du prix Nobel, il s'agit bien plus que d'une médaille d'honneur et d'une récompense pécuniaire de plus d'un million de dollars, dont ils avaient bien besoin. En leur accordant cet honneur, le comité Nobel s'adresse au monde. Il sensibilise l'opinion publique à la nécessité de prendre des mesures urgentes et efficaces pour inverser ce qu'il appelle les "conditions défavorables" à la démocratie et à la liberté de la presse aujourd'hui.  

Les récompenses peuvent-elles aider la cause du journalisme indépendant de manière concrète ? Oui, en faisant prendre conscience aux gouvernements répressifs du coût politique que représente le fait de s'en prendre aux journalistes critiques pour faire taire les dissidents et dissimuler la corruption et les abus de pouvoir. Le comité Nobel s'est exprimé au nom du tribunal le plus puissant du monde – le tribunal de l'opinion publique informée. Les gouvernements autocratiques devraient en tenir compte.

Tragiquement, les journalistes les plus courageux deviennent trop souvent des martyrs de la cause de la liberté de la presse, victimes de meurtres prémédités, comme Anna Politkovskaïa, Jamal Khashoggi et Daphne Caruana Galizia. Remettre leprix Nobel de la paix 2021 à Dmitri Mouratov et Maria Ressa fait d'eux des "représentants de tous les journalistes qui défendent cet idéal" de liberté d'expression.

Cette décision affirme le rôle crucial du journalisme indépendant et factuel dans la protection des sociétés contre les abus de pouvoir, les mensonges et la propagande de guerre. Elle envoie un message au monde entier : la liberté d'expression et la liberté d'information sont nécessaires à la fois pour protéger la vie et le travail des journalistes et pour garantir ce que le comité Nobel appelle "un public informé". Ces deux éléments sont des conditions préalables à la survie et à l'épanouissement de la démocratie. 

L'annonce d'Oslo, qui fait la une des journaux, est également un avertissement concernant une réalité beaucoup plus sombre : une grande partie du monde connaît une "pandémie" de violence ciblée associée à une mise au pas des médias. L'accaparement des médias est un processus de plus en plus visible dans toutes les régions du monde, par lequel des gouvernements et d'autres intérêts politiques et commerciaux puissants dominent, contrôlent ou possèdent directement des médias influents, et cherchent à utiliser ce contrôle pour intimider, criminaliser et réduire au silence des journalistes indépendants et d'autres sources de dissidence.

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Un grand nombre de journalistes ont été contraints de fuir leur pays ou de quitter la profession. Beaucoup d'autres ont cédé à la pression – y compris aux menaces et aux incitations financières – en acceptant de travailler pour des médias qui censurent leurs propres reportages.

Voici donc un autre message fort dont devraient tenir compte les dizaines de journalistes russes qui ont accepté des médailles du président Poutine pour avoir aidé et encouragé l'annexion militaire de la Crimée, les armées de trolls qui reçoivent de l'argent des dictateurs pour diffamer et menacer des journalistes comme Maria Ressa et les fonctionnaires, procureurs et juges qui travaillent à plein temps et dont la complicité rend possible ce que l'UNESCO a identifié comme un climat mondial d'impunité qui protège ceux qui attaquent et tuent les journalistes.

Ils devraient tous avoir honte. Plus que cela, les abus systématiques du pouvoir et des normes du droit international doivent être vigoureusement combattus et réduits.

Et maintenant ? Comprendre les dangers et les obstacles auxquels Maria Ressa et Dmitri Mouratov sont confrontés dans leur lutte pour une véritable liberté d'expression, c'est déjà entrevoir les grandes lignes du type d'actions que doivent mener avec une détermination renouvelée la société civile, les organisations de médias, la communauté juridique internationale et, surtout, les autorités étatiques elles-mêmes.

Maria Ressa, connue comme la principale militante contre la nature meurtrière de la campagne anti-drogue du régime de Rodrigo Duterte, a été la cible d'un si grand nombre d'attaques en ligne et d'autres accusations fallacieuses qu'elle risquerait, si elle était reconnue coupable, d'être condamnée à près de 100 ans de prison au total.

Dans le même temps, la campagne mondiale #HoldTheLine en faveur de Maria Ressa a réussi à porter à l'attention du grand public les injustices flagrantes et les menaces vicieuses dont elle a fait l'objet. Cette année, deux des procès en diffamation intentés contre elle ont été classés sans suite. Toutes les accusations forgées de toutes pièces doivent être retirées, et les hauts responsables qui ont abusé de leur position pour poursuivre ces affaires doivent faire l'objet d'une enquête et rendre des comptes.

Dmitri Mouratov a réagi à l'annonce de son prix en déclarant qu'il revenait aux six journalistes et collaborateurs de Novaïa Gazeta, dont Anna Politkovskaïa, qui ont été assassinés pendant les 28 années où il a été rédacteur en chef du journal.  


L’attribution du Nobel de la paix 2021 à deux champions de la liberté de la presse est justifiée car il s’agit de l’une des questions déterminantes de notre époque.


Il y a trois ans, la Cour européenne des droits de l'homme a jugé que la Russie n'avait pas respecté l'obligation qui lui incombe, en vertu de la Convention européenne des droits de l'homme, de mener une enquête efficace sur l'assassinat d'Anna Polikovskaïa en 2006. La Cour a relevéque plusieurs tueurs à gages et complices avaient été condamnés et envoyés en prison, mais elle a estimé que la procédure judiciaire était profondément viciée et que les autorités de l'Etat n'avaient pas réussi à identifier le ou les commanditaires du meurtre.

La famille d'Anna Politkovskaïa avait soutenu l'implication d'agents du FSB, les services secrets russes, ou du gouvernement tchétchène. Un rapport percutant publié l'année dernière par le High Level Panel of Legal Experts on Media Freedom est parvenu à la conclusion accablante que, dans le monde entier, lorsque des personnalités influentes sont soupçonnées d'être liées au meurtre d'un journaliste, des "intérêts puissants" cherchent régulièrement à bloquer l'enquête et la procédure judiciaire à chaque étape.

Ce rapport, rédigé par l'avocat des droits humains Nadim Houry, exhortait la communauté internationale à mettre en place de nouveaux mécanismes, notamment un groupe de travail international d’investigation, afin de renforcer les enquêtes sur les agressions de journalistes, de s'attaquer à la culture de l’impunité partout où elle est enracinée et de faire en sorte que les responsables de ces attaques rendent des comptes.

Le Comité Nobel vient d'ajouter sa voix aux appels de plus en plus nombreux lancés par les agences des Nations Unies et d'autres organismes pour que des mesures décisives soient prises, afin de protéger les journalistes et de faire reculer ce qu'il convient d'appeler une "pandémie d'impunité". L'attribution du prix Nobel de la paix 2021 à deux champions exceptionnels de la liberté de la presse est justifiée car il s'agit réellement de l'une des questions déterminantes de notre époque.


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