Exilés bloqués aux portes de l'Europe | Chypre

À Chypre, une ligne verte barre la route des exilés vers l’Europe

Arrivés depuis la Turquie, de nombreux exilés espèrent entrer dans l’Union européenne par les points de passage le long de la “ligne verte” qui divise l’entité turque (RTCN) de la République de Chypre. Cette dernière accuse Ankara de pousser les candidats à l’asile dans l’UE à se rendre en RTCN et a durci les conditions d’accueil, laissant nombre d’entre eux bloqués dans la zone-tampon.

Publié le 6 décembre 2021 à 14:36

Coincés dans un no man’s land au milieu de nulle part, Rosy et Christian (les prénoms ont été modifiés à leur demande), tous deux originaires du Cameroun anglophone, dorment sous une tente dans l’espoir de jours meilleurs. Les deux compagnons de route se sont rencontrés en mai alors qu’ils tentaient d’escalader les anciens remparts de Nicosie, construits par les Vénitiens au XVIe siècle, aux abords de la zone tampon afin de rejoindre la partie sud de la capitale chypriote, divisée en deux suite à l’invasion turque de 1974. 

Mais depuis cinq mois la République de Chypre leur refuse le droit de déposer une demande d’asile. Au milieu des casques bleus chargés du maintien de la paix, chaque jour, Rosy et Christian voient défiler des personnes se déplacer librement d’un côté à l’autre alors qu’ils demeurent bloqués dans la zone tampon. 

Le Cameroun n’est plus un pays sûr pour nous, nous devons à tout prix chercher la sécurité dans un autre pays, c’est pour cette raison que nous sommes partis”, raconte Rosy, 24 ans, encore ensommeillée en cette douce matinée d’octobre. Alors que la guerre s’enlise au Cameroun anglophone, ils décident de s’inscrire en tant qu’étudiants internationaux dans une université chypriote turque et se rendent au Nord via Istanbul avec un avion affrété par la compagnie aérienne Turkish Airlines. Le père de Christian se charge de son admission, ne voulant pas voir son fils de 20 ans partir au combat. 

Rosy et Christian devant leur tente. | Photo : Chloé Emmanouilidis

Comme Rosy et Christian, de nombreux migrants souhaitant rejoindre l’Union européenne utilisent la Turquie comme pays de transit et se retrouvent piégés une fois arrivés dans la partie septentrionale de l’île, la “République Turque de Chypre du Nord” (RTCN), non reconnue par la communauté internationale. “Je ne savais pas que Chypre était divisée en deux entre le Nord et le Sud, les passeurs nous ont dit que le Nord faisait partie de l’UE et comme je n’ai pas eu le temps de faire des recherches étant donné la situation, je suis partie”, assure Rosy. Chypre ne fait également pas partie de l’espace Schengen en raison de la division de l’île, ce qui complique la situation pour les migrants souhaitant rejoindre un autre pays européen. Résultat, ils se retrouvent une nouvelle fois bloqués dans les territoires contrôlés par la République de Chypre. 

Retourner au Nord pour nous n’est pas une option. Nous sommes partis illégalement et donc nous avons enfreint une de leurs lois. Nous risquons l’expulsion ou la prison”, craint Rosy. “Je n’ai pas de rêves pour l’avenir, la seule chose qui compte pour moi c’est de partir d’ici”, dit-elle résignée. “Au Nord, le processus de demande d’asile est inexistant, toutes les personnes traversant la ligne verte ont le droit de demander l’asile en République de Chypre en vertu du droit international et européen, comme stipulé par l’article 2 du règlement de la ligne verte”, déplore la porte-parole de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR Chypre), Emilia Strovolidou. “Ces personnes doivent pouvoir avoir accès à des conditions dignes dans les centres d’accueil”, ajoute-t-elle.

La tente où dorment Rosy et Christian. | Photo : Chloé Emmanouilidis

Véritable talon d'achille du gouvernement, la ligne verte longue de 184 km est considérée comme une route clé pour les personnes cherchant à entrer dans la République de Chypre, depuis le Nord occupé par l’armée turque. Plus de 80% du flux migratoire provient de la ligne verte et moins de 20% par la mer, selon le ministère de l’Intérieur. 

Depuis quatre ans, la Turquie encourage délibérément et systématiquement les migrants se trouvant dans le Nord à utiliser la ligne verte comme point de passage vers le sud et les instrumentalisent afin de mettre l’Etat chypriote sous pression”, affirme Loizos Michail, directeur du Bureau du Ministère de l’Intérieur. Du 1er au 20 octobre 2021, 1 166 migrants ont ainsi emprunté cette route, selon le Ministère de l’Intérieur. Bien que peu touchée par la crise des réfugiés syriens en 2015, Chypre a été identifiée par les passeurs comme une route accessible depuis 2018 en raison de la division de l’île. Et d’après les chiffres d’Eurostat, le nombre le plus élevé de primo-demandeurs en 2020 a été enregistré à Chypre : 8 448 demandeurs d’asile pour un million d'habitants. 


Débordées, les autorités ont renforcé la politique migratoire et adopté des mesures drastiques le long de la ligne verte dans le but de contrôler les entrées


En tant que pays en première ligne, nous ne sommes plus en mesure d’accueillir d’autres personnes, les camps sont saturés”, alarme Loizos Michail. En juin 2020, Nicosie avait déjà durci sa politique migratoire en réduisant le temps d’instruction des dossiers de demandes d’asile de trois à cinq ans à 50 jours. Depuis le 1er janvier 2021, l’île a examiné plus de 8 500 demandes d’asile et en a rejeté plus de 7 000. Débordées, les autorités ont renforcé la politique migratoire et adopté des mesures drastiques le long de la ligne verte dans le but de contrôler les entrées.

Nous ne considérons bien évidemment pas la ligne verte comme une frontière intérieure et extérieure mais lors du dernier sommet des ministres du MED5 (pays méditerranéens en première ligne d'accueil des migrants), nous avons demandé à la Commission européenne la mise en œuvre des mêmes mesures de sécurité qui s'appliquent dans la plupart des frontières européennes comme en Lituanie et en Pologne", explique-t-il. "Pour la première fois le problème de la ligne verte a été considéré comme un problème européen.” 

La zone tampon n'est pas considérée comme une frontière extérieure qui peut être surveillée de la même manière que les autres zones en raison de la division de l’île. Parmi les mesures controversées, le gouvernement a procédé en mars dernier à un déploiement de barbelés aux passages les plus sensibles de la ligne verte. Des patrouilles, des drones, ainsi que la pose de caméras thermiques de surveillance sont également prévus. Les opposants ont accusé le gouvernement d’entériner la division de l’île.

En gris, la ligne verte qui sépare la République de Chypre de la République turque de Chypre du Nord. | Wikipedia.

Pour Kisa, une ONG d’aide aux migrants, cette décision unilatérale met en danger Chypre dans un contexte de tensions croissantes avec la Turquie et pourrait avoir des conséquences politiques tragiques. “Nous ne pouvons pas changer le statut démilitarisé de la ligne verte dont l’UNFICYP (Force des Nations unies chargée du maintien de la paix à Chypre) est garante, le gouvernement cherche à la transformer en une frontière dure semblable à celle de l’Evros en Grèce”, déplore Doros Polycarpou, directeur exécutif de Kisa.

Il accuse notamment les autorités de faire gonfler le nombre d’arrivées par la ligne verte à des fins purement militaires et électorales. “Ce n’est qu’en coopérant avec les Chypriotes turcs et les autorités au Nord que nous allons trouver une solution au problème et construire un mur n’est pas une solution tant pour la question chypriote que pour la question des réfugiés”, estime-t-il. 

Nicosie exige de la part de l’UE la mise en œuvre d’accords bilatéraux avec des pays tiers pour l’accueil des personnes dont la demande d’asile a été jugée infondée. Le président Nikos Anastasiades a tenu une réunion d’urgence mercredi 10 novembre avec ses ministres afin de prendre des mesures pour lutter contre l’augmentation de l’immigration clandestine. Chypre compte demander à la Commission européenne le droit de suspendre les demandes d’asile des personnes entrant illégalement dans le pays. Un nouveau tour de vis critiqué par l’opposition accusant le gouvernement de mauvaise gestion de la question migratoire et d’alimenter une rhétorique xénophobe à l’encontre des migrants. 

Le pontife aidera également à relocaliser en Italie certains migrants se trouvant à Chypre. Mais les autorités craignent surtout une augmentation exponentielle du flux migratoire en raison de la crise en Afghanistan. Une crise qui pourrait s’annoncer bien pire que celle de 2015, selon le Ministère de l’Intérieur.

Depuis la rédaction de cet article, le pape François a annoncé, vendredi 3 décembre lors de sa visite à Chypre, qu’il aiderait à relocaliser 50 exilés en Italie après Noël. Christian et Rosy devraient être parmi eux.


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