Actualité INVASION DE L'UKRAINE | AIDE HUMANITAIRE
Hrushiv, Ukraine, mars 2022. Un groupe de réfugiés ukrainiens attendant de traverser la frontière polonaise. | Photo : © Giovanni Culmone

À la frontière entre l’Ukraine et la Pologne, la solidarité européenne brille enfin

Massi est un buraliste italien parti pour un voyage de 1600 kilomètres de Pérouse à Przemyśl, la première gare où arrivent les réfugiés ukrainiens qui fuient la guerre par la Pologne. Les reporters Giovanni Culmone et Ludovico Tallarita l’ont suivi dans son périple.

Publié le 20 mars 2022 à 13:54
Hrushiv, Ukraine, mars 2022. Un groupe de réfugiés ukrainiens attendant de traverser la frontière polonaise. | Photo : © Giovanni Culmone

Le père Duncan fait les cent pas sur le parking d'un hôtel situé à 100 kilomètres de la frontière entre la Pologne et l'Ukraine. "S'il te plaît, dis-moi que tu ne fumes pas", vient de lui envoyer son épouse Cindy par SMS. Il est 22h30 et les voitures s'arrêtent encore de temps en temps devant l'immeuble. Il a quitté Londres presque aussitôt que la guerre a éclaté, et il rentrera chez lui par avion dans quelques jours. Il a besoin de se reposer, mais il prévoit déjà de revenir dans deux semaines. Même s'il ne s'est pas rendu sur le front, la situation l’affecte encore.

"D'habitude, je n'achète pas de cigarettes, mais elle sait que ça m’arrive quand je suis stressé", explique le père Duncan. Il connaît bien la région, puisqu'il s'y rend depuis plus de 30 ans pour prêcher la bonne parole. Mais il n'a jamais rien vu de tel. Comme d'innombrables autres personnes dans toute l'Europe, il s'est rendu en marge du conflit pour mettre en sécurité femmes et enfants.

Massi, un buraliste qui a organisé un convoi humanitaire, roule sur l'autoroute du Brenner, en Autriche, en direction de Przemyśl, en Pologne. | Photo : © Giovanni Culmone

Jusqu'à présent, l'invasion russe de l'Ukraine a déplacé quelque trois millions de personnes à ce jour, la plupart ayant trouvé refuge temporairement en Pologne – où le gouvernement affirme avoir accueilli quelque 1,5 million d'entre elles. Le Haut Commissaire des Nations unies pour les réfugiés, Filippo Grandi, a qualifié la situation comme la "crise des réfugiés qui connaît la croissance la plus rapide en Europe depuis la Seconde guerre mondiale". Mais alors que l'armée de Vladimir Poutine continue d'avancer dans le pays, cette crise pourrait bien devenir la pire crise de réfugiés de l'histoire de l'Europe.

Les organisations internationales, dont les Nations Unies, sont notablement absentes le long de la frontière. Par conséquent, une part importante des opérations de secours est prise en charge par des personnes qui ont afflué à la frontière ukrainienne, horrifiées par ce qu’elles avaient vu à la télévision et frustrées par la lenteur de la réaction de leur gouvernement.

Massi, un buraliste de 42 ans qui vit à Pérouse, dans le centre de l'Italie, fait partie de ces personnes. Il a décidé d'entreprendre un voyage de 1 600 kilomètres jusqu'à Przemyśl, la première gare sur le territoire de l'UE pour ceux qui fuient l'Ukraine par la Pologne. Massi est passé par Bologne et Trente (dans le nord de l'Italie), récupérant de l'aide humanitaire en cours de route. "La question importante à poser maintenant, c'est pourquoi ne devrions-nous pas aider ?", explique-t-il.

Coincé entre les cartons remplis de médicaments, de couches et de conserves, il s'arrête à Katowice, une ville polonaise de plus de 5 millions d'habitants, près de la frontière tchèque. Il avait entendu dire qu'il y avait de nombreux points de collecte le long de la frontière, et a donc décidé de tout décharger ici. Des points similaires se sont en effet constitués un peu partout dans le pays.

Coincé entre les cartons remplis de médicaments, de couches et de conserves, il s'arrête à Katowice, une ville polonaise de plus de 5 millions d'habitants, près de la frontière tchèque. Il avait entendu dire qu'il y avait de nombreux points de collecte le long de la frontière, et a donc décidé de tout décharger ici. Des points similaires se sont en effet constitués un peu partout dans le pays.

Alors qu'il décharge la voiture, des femmes âgées entrent dans la pièce pour récupérer des vêtements chauds. Puis un groupe de femmes plus jeunes parlant ukrainien fait son entrée. Elles repartent avec autant de boîtes de pâtes qu'elles peuvent porter. Dehors, un homme de 82 ans erre à la recherche de sa famille.

Massi doit faire de la place dans sa voiture pour les personnes qu'il veut ramener en Italie, à savoir Maryana et Ivana, avec leurs fils – Oleg et Vladislaw, âgés de 2 et 5 ans. La mère de Maryana vit dans une petite ville logée dans les collines de l'Ombrie, à une quarantaine de kilomètres de Pérouse. Lorsque Maryana a appris que Massi se rendait à la frontière, elle l'a contacté pour qu'il la ramène en Italie dans sa voiture.

Les deux femmes avaient assez d'argent pour payer une chambre d'hôtel et ont attendu Massi dans le hall. D'autres, en revanche, ne peuvent se permettre le même luxe. Ils campent à l'intérieur – et à l'extérieur – de la gare de Przemyśl, une ville de 60 000 habitants, en attente de nouvelles d'amis, de parents et de bénévoles, en se demandant où leur voyage les mènera ensuite.

Le périple de Massi de Pérouse (Perugia) à Przemyśl.

"Au cours des deux dernières semaines, environ 500 000 réfugiés sont passés par notre ville", explique Wojciech Bakun, maire de Przemyśl. Une situation singulière pour un homme affilié à un mouvement politique – Kukiz 15 – qui, par le passé, voulait construire un mur le long de la frontière avec l'Ukraine. "Je ne veux pas construire un mur uniquement à la frontière ukrainienne", précise-t-il. "Je dois penser à la sécurité physique de toutes les frontières."

Ce n'est pas la première fois que la frontière orientale de la Pologne est l'épicentre d'une crise humanitaire. En novembre 2021, plusieurs milliers de réfugiés – pour la plupart originaires d'Irak, de Syrie et d'Afghanistan – ont été bloqués le long de la frontière avec le Belarus. Les autorités polonaises ont accusé le président Alexandre Loukachenko d'avoir orchestré l'arrivée de migrants en provenance du Moyen-Orient, en leur faisant croire qu'ils seraient autorisés à entrer dans les pays de l'UE.

Le nombre de personnes tentant de franchir la frontière était alors beaucoup plus faible qu'aujourd'hui, mais sur le plan politique, l'enjeu semblait beaucoup plus important. "Cette situation était complètement différente. Aujourd'hui, nous devons faire face à un pays voisin touché par la guerre, l'Ukraine. À l'époque, le Belarus n'était pas en guerre", explique Bakun. "La crise était entièrement organisée par Minsk. Les gens ne peuvent tout simplement pas franchir nos frontières sans les bons documents."

Hrushiv, Ukraine. Une dame âgée fait la queue pour s'enregistrer auprès des gardes-frontières ukrainiens. | Photo : © Giovanni Culmone

Récemment, le maire de Przemyśl a fait l'actualité internationale après avoir réprimandé l'ancien ministre de l'Intérieur italien Matteo Salvini lors d'une conférence de presse. A la gare et devant les caméras Bakun a montré un célèbre T-shirt à l’effigie de Vladimir Poutine que le leader du parti italien Liga avait autrefois l’habitude de porter. Bien que les positions de la Liga et de Kukiz 15 sur les réfugiés, l'avortement et les droits LGBT soient remarquablement similaires, leurs positions sur la Russie sont pour le moins divergentes. "Nous devons tous être sur la même longueur d'onde en ce qui concerne cette guerre. Elle n'a pas commencé il y a deux semaines, elle a commencé en 2014. Depuis lors, de nombreux dirigeants – pas seulement Salvini – ont continué à soutenir Poutine", déplore Bakun.

Alors que les diatribes politiques suivent leur cours, les bénévoles qui ont afflué du monde entier – environ 1 200, selon les estimations du maire – tentent de faciliter la situation difficile dans laquelle les réfugiés ukrainiens se retrouvent. Des stands distribuent gratuitement des cartes SIM polonaises, des couvertures et des repas de toutes sortes. Certains proposent des trajets à travers le continent, en voiture ou en bus. Mais la gare de Przemyśl n'est qu'un des nombreux postes frontières – et c'est en fait l'un des mieux desservis.

C'est surtout du côté ukrainien de la frontière que la situation s'avère plus problématique. Les contrôles scrupuleux et la méfiance généralisée des gardes-frontières ont souvent pour conséquence une diminution des livraisons de matériel.

Du côté ukrainien du poste frontière de Budomierz, à Hrushiv, une file de bus s'étend sur des kilomètres. Les femmes et les enfants qui fuient la guerre doivent s'enregistrer auprès des autorités locales afin de recevoir les documents nécessaires pour obtenir le statut de réfugié dans l'UE. Ces procédures bureaucratiques créent fatalement des goulots d'étranglement aux postes frontières ; des milliers de personnes doivent dormir dans leur voiture ou dans les bus, sans pouvoir garder le chauffage allumé, car le gaz, comme de nombreux produits, est rationné.

Przemyśl, Pologne. Le gymnase de l'école primaire Stanislawa Konarskiego s'est transformé en un espace sûr pour les personnes âgées, les femmes et les enfants. | Photo © Giovanni Culmone

Il y a quelques jours encore, un homme solitaire se tenait au bord de la route avec un pot soudé à un barbecue rouillé, distribuant de l'eau chaude aux personnes faisant la queue. Mais même à cet instant, les gens étaient réticents à quitter leur place, préférant endurer des températures glaciales sans boisson chaude.

Des bénévoles comme Marcin, qui organise un festival folklorique à proximité, tentent d'apporter un peu de soulagement. Il a monté trois tentes chauffées, une petite cuisine et quelques lits pour offrir un abri aux femmes avec des nouveau-nés. 

Tout le monde ne parvient pas à trouver un moyen d'entrer en Ukraine. Kai et Leon ont fait la route depuis Londres avec une camionnette remplie de sacs de couchage, de couvertures et de lait en poudre. Ils avaient même ouvert une page GoFundMe pour recevoir des dons et acheter des fournitures. Mais le van qu'ils conduisaient n'étant pas enregistré à leur nom, les autorités ukrainiennes leur ont interdit l'accès. "Je ne pensais pas que ce genre de détails aurait de l'importance en temps de guerre", déplore Kai. "Nous voulions simplement aider et atteindre les personnes dans le besoin. Les mettre en sécurité."

Parmi les personnes voyageant dans la direction opposée à celle des réfugiés se trouvent celles qui cherchent à rejoindre les affrontements. Le lieutenant-colonel Hunter "Rip" Rawlings est un officier du Corps des Marines des États-Unis avec 23 ans de service à son actif. Avec sa femme Erin, chirurgienne endocrinologue, il devait partir pour une croisière nostalgique des années 80 dans les Caraïbes. Au lieu de cela, le couple a décidé de se rendre en Pologne et de tenter de passer la frontière avec l'Ukraine.

"Je suis un vétéran, et je peux en repérer un autre à un kilomètre à la ronde", raconte le lieutenant. "Il y avait des vétérans américains dans l'avion avec moi, mais ils n'ont pas voulu s'exprimer officiellement parce qu'ils ne veulent pas l'attention de la presse qui s’en suivrait. Ce sont des gens qui ont une expérience du combat et ils veulent aller se battre."En plus de Rawlings, au moins une autre source peut confirmer qu'un peloton entier de combattants étrangers arrivant du Royaume-Uni est passé par le poste-frontière d'Hrebenne tôt dans la matinée du 10 mars. "Normalement, je ne documenterais pas ce genre de choses, mais ils l'ont fait en plein jour", affirme Rawlings.


La Croix-Rouge internationale n'est pas là, pas plus que les autres grandes organisations. Je ne sais pas si c'est parce que les gens n'y croient pas encore, ou si c’est à cause d’autre chose" – Docteur Erin Felger


Le même jour, des enfants qui avaient été évacués du service d'oncologie de l'hôpital de Lviv ont également franchi la frontière à Hrebenne. Avec leurs mères, ils seront répartis dans des structures spécialisées en Pologne et dans d'autres pays européens afin d'y recevoir un traitement médical.

Il existe une petite tente-hôpital à Hrebenne, mais elle est loin d'être suffisante pour répondre aux besoins de ce type de patients. Ici, la docteur Erin Felger – la femme de Rawlings – ne peut qu'essayer de donner un traitement de base aux réfugiés de passage, ou les rediriger vers une aide spécialisée si nécessaire. "Il y avait au moins 50 ou 60 de ces enfants de Lviv qui sont passés par Hrebenne. Ils sont tous immunodéprimés et n'ont aucun moyen de combattre les infections du fait du traitement contre le cancer." Un camp de réfugiés surpeuplé, surtout en période de pandémie, pourrait leur être fatal.

"Nous sommes tous livrés à nous-mêmes", explique la docteur Felger. "La Croix-Rouge internationale n'est pas là, pas plus que les autres grandes organisations. Je ne sais pas si c'est parce que les gens n'y croient pas encore, ou si c’est à cause d’autre chose."

Outre les dégâts visibles infligés par la guerre, il existe également des blessures qui échappent au regard, causées par le conflit et l'exode qui s'ensuit. Il n'est pas rare de voir des enfants âgés de 2 à 5 ans présentant déjà des symptômes de dépression. "La santé mentale est un problème chez les enfants", explique Felger. "Ils ne veulent pas parler. Ils se contentent de détourner la tête. C'est très inhabituel chez un enfant, ils sont généralement très accueillants à cet âge. Ils n'ont normalement pas encore établi ces barrières sociales."Leurs mères n’ont pas la force de penser à quoi que ce soit. Les plus touchées déambulent, comme perdues dans un brouillard. "Ce sont elles qui développeront un syndrome de stress post-traumatique", affirme Felger. Malheureusement, peu de personnes sont formées pour aider à ce sujet le long de la frontière. "Les enfants vont avoir un long chemin à parcourir avant de reçevoir un soutien spécialisé", dit-elle.

En collaboration avec Evens Foundation

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