Entretien Liberté de la presse

“Le traitement de Julian Assange est un anathème pour les valeurs européennes” : entretien avec Stella Moris

Au lendemain de la décision d'un tribunal britannique de rejeter l'appel de Julian Assange contre son extradition vers les Etats-Unis, où il risque une peine pouvant aller jusqu'à 175 ans de prison, nous avons rencontré son ancienne avocate, Stella Moris – que le cofondateur de WikiLeaks avait épousée en prison un mois plus tôt – lors d'un rassemblement à Bruxelles en faveur de sa libération.

Publié le 28 avril 2022 à 12:05

Le rassemblement a eu lieu sur la place de la Monnaie, dans le centre de Bruxelles, le 23 avril, et était organisé par Free Assange Wave, avec le soutien de Don't Extradite Assange (DEA), Reporters sans frontières et Amnesty International. Plusieurs personnalités, comme l'ancien leader du parti travailliste britannique Jeremy Corbyn, l'ancien ministre de l'Intérieur islandais Ögmundur Jónasson, Ernest Sagaga de la Fédération internationale des journalistes, ou l'avocate Deepa Driver ont pris la parole pour soutenir la libération de Julian Assange et s'opposer à son extradition vers les Etats-Unis au nom de la liberté d'expression et de l'état de droit.

Voxeurop : Nous sommes dans la phase finale de la procédure d'extradition de Julian Assange. Quelles sont les prochaines étapes ?

Stella Moris : Nous pouvons encore faire appel dans la procédure britannique, une fois que la secrétaire d'Etat à l'Intérieur Priti Patel aura approuvé l'extradition si cela doit arriver. Nous pouvons alors faire appel devant la Haute Cour de justice, et potentiellement devant la Cour suprême. Mais en fin de compte, le scénario le plus probable est que l'affaire se retrouve devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), qui peut rendre une décision contraignante susceptible de bloquer l'extradition. C'est pourquoi il est très important que le continent européen comprenne ce qui est en jeu : une fois qu'elle aura atteint la CEDH, l'affaire créera une jurisprudence qui affectera l'étendue de la liberté de la presse pour les journalistes dans l'espace européen. 

Stella Morris le 23 avril 2022 à Bruxelles. | Photo: GPA

Il s’agit d’une affaire de la plus haute importance : il est faux de penser qu'elle ne concernerait que Julian Assange, WikiLeaks, ou les États-Unis. L'accusation américaine a dans les faits criminalisé l'activité journalistique. Julian fait l’objet d’une persécution politique, et dans ce processus, une nouvelle norme a été établie par laquelle les journalistes du monde entier sont désormais en danger, non seulement parce qu'ils risquent d'être extradés vers les Etats-Unis, mais aussi parce que cela a créé de nouveaux standards à l’échelle mondiale. 

Les Etats-Unis ont longtemps été un défenseur de la liberté d'expression, mais ils ont enclenché aujourd’hui l'attaque la plus dangereuse contre celle-ci, tant sur le plan juridique que politique, par le biais d’une affaire qui dépasse leurs frontières et s'étend à des juridictions étrangères. Les pays étrangers en profiteront pour appliquer la même logique. Donc si vous pouvez vous en prendre aux journalistes où qu’ils soient, vous avez seulement besoin d'un gouvernement coopératif – et beaucoup de pays qui persécutent les dissidents et veulent persécuter les journalistes ont des alliés susceptibles de coopérer dans l'espace européen.

C'est une affaire terrible pour la liberté de la presse et pour ce qu'elle signifie en Europe. Elle montre aussi que non seulement il n'y aura jamais de justice pour les victimes de crimes commis par des Etats, mais que toute personne qui agit en accord avec sa conscience en exposant ces mêmes crimes de guerre sera traquée et punie par leurs auteurs. Il s'agit d'une inversion complète de tout ce que les pays démocratiques disent défendre.


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Quelles sont les dates des prochaines audiences et des étapes de la procédure judiciaire ?

C'est vraiment la fin de partie désormais. Ce n’est pas une question d'années : le sort de Julian sera décidé dans les prochains mois. Si cette extradition est rejetée, elle le sera très probablement devant la Cour européenne des droits de l'homme. C'est une affaire politique, ce qui signifie que la compréhension par le public et par les classes politiques éduquées de ce que signifie cette affaire est essentielle et c'est en partie pour cela que je vais me rendre plus souvent sur le continent européen : pour rappeler aux gens que Julian a passé plus de trois ans en prison pour avoir fait son travail de rédacteur en chef, et qu'une extradition équivaudrait à une condamnation à mort. Mais il ne s'agit pas seulement du sort de Julian : se oue surtout l'avenir de la démocratie en Europe.

Avez-vous trouvé un soutien au sein de l'opinion publique et de la classe politique en Europe ?

Oui, auprès des parlements nationaux en France, en Allemagne, au Royaume-Uni, etc., il y a plusieurs groupes politiques qui montrent un soutien actif, et là, le soutien est partagé par tous les partis politiques. Lorsqu’il y a un manque de soutien, c'est par ignorance, parce que les experts en la matière – comme Amnesty International et les organisations de défense de la liberté de la presse – sont tous très clairs sur le fait que cette affaire est une abomination, et les politiciens auraient du mal à justifier leur opposition aux principes fondamentaux qu’elle viole.

Pensez-vous que le soutien de l'opinion publique soit aussi fort qu'il l'était avant que Julian Assange ne soit confiné dans l'ambassade d'Équateur, puis détenu à la prison de Belmarsh ?

La manifestation du 23 avril 2022 à Bruxelles. | Photo: GPA

Le Royaume-Uni a caché Julian à la vue du public : il ne s’est pas rendu au tribunal et n'a pas été autorisé à y aller en personne depuis janvier 2021 – il a été autorisé à assister à l’audience par liaison vidéo. En réalité personne, y compris la presse, n'a pu le photographier ou l'interviewer. C'est typique d'une affaire politique où il y a une illusion de processus en surface, mais où les abus se cachent dans les détails, comme le refus de l'autoriser à venir au tribunal – et même quand il était au tribunal, il n'était pas autorisé à s'asseoir à côté de ses avocats. Nous nous sommes même battus avec les autorités britanniques pour autoriser un photographe de mariage à assister aux audiences pour cette même raison : elles ont peur de montrer que Julian est un être humain. Mais la persécution qu’il subit est maintenant évidente pour tout le monde. 

Quand les accusations ont été dévoilées, tout le monde était sous le choc. L'administration américaine veut l'emprisonner pour ses activités journalistiques, et cela signifie que le précédent sera créé pour d'autres personnes s'engageant dans les mêmes activités. Il est en prison depuis plus de trois ans, sans condamnation, uniquement sur base de cette demande d'extradition scandaleuse. Le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, Nils Melzer, a enquêté sur le cas de Julian et a écrit un livre à ce sujet. Il a conclu qu'il avait été soumis à de la torture psychologique et que les Etats impliqués s'étaient engagés dans un effort concerté pour le priver de ses droits les plus fondamentaux.

Des lanceurs d'alerte ont révélé qu'ils travaillaient pour la CIA dans l'ambassade, en mettant sur écoute des réunions protégées par la loi. Des rapports récents ont révélé que la CIA, dirigée alors par Mike Pompeo, complotait activement pour assassiner Julian pendant la présidence de Trump. Pendant ce temps, l’agence de renseignement a également déployé une vaste campagne de désinformation pour réduire le soutien politique à Julian et WikiLeaks en vue de son arrestation, de sorte qu'il y a beaucoup de confusion autour de cette affaire. Des enquêtes comme celle du rapporteur spécial de Nils Melzer, de Stefania Maurizi, ou encore l'enquête de la télélvision publique italienne produite l'année dernière, ont un impact majeur. L'opinion publique est de plus en plus informée de ce qu’il se passe ici. Cette prise de conscience doit se poursuivre, car si elle devient suffisamment forte, elle permettra d'arrêter cette extradition et de libérer Julian.

Êtes-vous optimiste en ce qui concerne les prochaines étapes judiciaires ? Qu'attendez-vous ou demanderiez-vous aux citoyens européens à ce stade ?

Je dois continuer à espérer que cette mascarade prenne fin. Cette affaire met à l'épreuve l'équité, la robustesse et l'indépendance de toutes les institutions qu’elle a touchées. Le Royaume-Uni a échoué à maintes reprises : la Haute Cour de justice a annulé une décision antérieure de bloquer l'extradition, après que le gouvernement américain est intervenu sous la forme d'une lettre au gouvernement britannique, que la cour a scandaleusement acceptée comme une raison d'autoriser finalement l'extradition. Cette décision est totalitaire au plus haut point. Elle est un anathème pour les valeurs européennes. La seule issue juste et logique est le blocage de cette extradition.


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