Data Migration et asile

L’Europe a dépensé des milliards pour stopper les migrants africains – avec quels résultats ?

Lutter contre l’immigration clandestine, renvoyer et réintégrer les migrants, créer davantage de voies légales d’accès à l’UE : l’Union s’est fixé des objectifs d’envergure avec son Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique. Le projet est désormais clôturé, mais a-t-il été à la hauteur de ses ambitions ? Deutsche Welle a enquêté, données à la clé.

Publié le 4 mai 2022 à 17:27

Face à l’arrivée de centaines de milliers de réfugiés dans les pays de l’UE en 2015, les Etats membres ont souhaité réagir rapidement et efficacement. Lors d’un sommet avec les dirigeants de plusieurs pays africains à La Valette, la capitale maltaise, ils ont décidé de débloquer une grande somme d’argent, qui n’était toutefois pas destinée à aider à l’intégration des milliers de personnes arrivées dans l’Union européenne ; au lieu de cela, le “Fonds fiduciaire d’urgence de l’UE pour l’Afrique” (FFUE) était censé “s’attaquer aux causes profondes des migrations irrégulières”, afin de décourager les Africains de tenter de se rendre en Europe, souvent dans des conditions de voyage dangereuses.

Cet objectif a-t-il été atteint, six ans et plus 5 milliards d’euros plus tard ? En collaboration avec l’European Data Journalisme network (dont Voxeurop est partenaire), Deutsche Welle (DW) dresse le bilan du FFUE. Plus de 250 projets ont été lancés jusqu’à la fin officielle de la phase d’affectation des projets en décembre 2021, et beaucoup d’entre eux sont toujours en cours, le pic de décaissement des fonds du FFUE ayant eu lieu durant l’été 2020. Avec l’instrument de voisinage, de coopération au développement et de coopération internationale (IVCDCI) déjà mis en place comme prochain outil de gestion des migrations – et avec 8 milliards d’euros susceptibles d’ y être alloués – cela vaut la peine d’examiner les données disponibles.

Le FFUE comportait plusieurs objectifs qui avaient été présentés comme de même importance dans les premiers documents : s’attaquer aux causes profondes de la migration clandestine, prévenir et combattre le trafic illicite et la traite d’êtres humains, renforcer la protection des personnes qui fuient leur foyer, améliorer la coopération en matière de retour et de réintégration et soutenir les possibilités de migration légale.

Une attention particulière pour endiguer la migration

L’argent n’a pas été alloué de manière égale pour la réalisation de ces objectifs. Bien qu’un document faisant état de la situation du fonds en février 2018 indique que “l’essentiel de ses ressources est consacré à la création d’emplois et au développement économique”, seuls 10 % de celles-ci ont été alloués à cet objectif.

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L’objectif d’investir principalement dans la création d’emplois est passé au second plan seulement deux mois plus tard, lors d’une réunion du conseil stratégique du FFUE tenue en avril 2018. Selon le procès-verbal, le président Stefano Manservisi – qui est à l’époque à la tête de la Direction générale de la coopération internationale et du développement de la Commission européenne – déclare alors qu’en raison du manque de ressources, il est nécessaire de continuer à donner la priorité aux propositions existantes et de se concentrer sur le “retour et la réintégration”, la “gestion des réfugiés”, la “sécurisation des documents et de l’état civil”, la “lutte contre la traite des êtres humains”, les “efforts de stabilisation essentiels en Somalie, au Soudan, au Soudan du Sud et au Sahel si les ressources sont disponibles” et les “dialogues sur les migrations”.

Il n’est donc pas surprenant que près d’un quart des fonds – c’est-à-dire la part la plus importante – ait finalement été consacré à la gestion des migrations.

Il faut garder à l’esprit que la majorité des Africains qui quittent leur foyer, que ce soit de leur plein gré ou sous la contrainte, cherchent à se rendre dans les pays et régions voisins en Afrique même. En 2020, par exemple, 80 % des migrants africains n’ont pas quitté le continent, selon un document de politique générale de l’Institut d’études de sécurité (ISS).

Malgré l’objectif affiché d’améliorer les conditions qui poussent les Africains à migrer de manière irrégulière via des itinéraires dangereux, le FFUE “concerne davantage l’Europe que l’Afrique, car il est plus inquiétant pour l’Autriche d’accueillir 40 000 migrants irréguliers que pour l’Ouganda d’accueillir 1,3 million de réfugiés”, déclare Mehari Taddele Maru, professeur au Centre européen des politiques migratoires et ancien coordinateur du programme pour la migration à la Commission de l’Union africaine (CUA).

Plusieurs experts avec lesquels DW s’est entretenu notent que l’accent mis par l’UE sur les migrations irrégulières ne serait pas nécessairement l’aspect le plus important de la migration pour les décideurs africains.

Auparavant, une grande partie des mouvements se faisaient par des voies légales en raison de l’histoire coloniale – par exemple du Nigeria vers le Royaume-Uni, ou des pays francophones vers la France ou la Belgique, ou encore vers le Moyen-Orient en raison de la proximité géographique et religieuse”, continue Mehari.

Bien qu’une des premières intentions du FFUE était de soutenir également davantage de voies légales pour les Africains vers les pays de l’UE, le fonds s’est finalement concentré principalement sur les migrations irrégulières : au lieu, par exemple, d’offrir davantage de possibilités de visas légaux, il est devenu question de gérer l’arrivée de demandeurs d’asile, des réfugiés et des personnes n’ayant pas les documents ou les permis nécessaires pour se déplacer ou travailler dans un autre pays.

Moins d’Africains en direction de l’Europe

Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, a enregistré moins de passages irréguliers aux frontières par des ressortissants africains depuis la création du FFUE en 2015, et ceux-ci ont également déposé moins de demandes d’asile dans les Etats membres de l’UE.

La diminution observée des passages aux frontières et des demandes d’asile émanant des citoyens des pays bénéficiaires du FFUE correspond à une baisse similaire de la population de l’ensemble des pays africains ; ce qui implique qu’au final, le FFUE n’a pas eu d’impact mesurable sur les mouvements migratoires vers l’Union européenne.

Bien que moins d’Africains se soient rendus au sein de l’Union européenne, les habitants du continent ont continué à quitter leurs foyers en plus grand nombre encore. Selon le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), le nombre d’Africains qui ont quitté ou fui leur domicile et qui se sont déplacés à l’intérieur de leur propre pays ou vers d’autres pays africains a presque doublé entre 2015 et 2020.

Les raisons individuelles pour lesquelles les gens se déplacent diffèrent, tout comme leurs motivations spécifiques”, explique Ottilia Anna Maunganidze, spécialisée dans la sécurité des personnes, le droit international et la migration à l’Institut d’études de sécurité et auteure  en 2021 d’une note de politique générale sur la migration de l’Afrique vers l’Europe. “Les fonds alloués à ce sujet devraient donc toujours en tenir compte et être adaptés en conséquence”. Pour Maunganidze, cela a été le cas pour le déploiement du FFU, mais seulement dans certains cas. Dans les régions où l’Union européenne a maintenu une présence plus longue et s’est appuyée sur l’expertise locale, l’adaptation a été plus réussie. 

Dans le cas du Niger, selon Maunganidze, l’approche du FFUE a même renforcé ce qu’elle était censée combattre. “Le Niger est l’un des pays les plus pauvres du continent africain”, explique-t-elle. “C’est aussi le plus jeune, avec un âge moyen d’à peine 14 ans. Lorsqu’on envisage des interventions au Niger, il faut vraiment se concentrer sur les questions de développement de la petite enfance, d’éducation, d’intégration et de participation à la vie communautaire.

Pourtant, l’approche privilégiée au Sahel ressemblait davantage à une version exportée de la politique frontalière de l’UE. L’accent a été mis sur le flux lui-même et non sur les opportunités que les gens n’ont pas chez eux et qui les poussent à vouloir se déplacer. Or, lorsque vous imposez une approche de gestion des migrations fortement sécurisée qui vise à contenir les mouvements, et qu’elle a un impact sur l’économie et le commerce local, elle a aussi malheureusement pour conséquence involontaire de limiter les opportunités sur le terrain, et de pousser les gens à emprunter des voies irrégulières et des routes migratoires dangereuses”. Les gens veulent toujours se déplacer, mais, au lieu de pouvoir passer par les canaux légaux, ils sont obligés d’opter pour le passage clandestin des frontières.

Selon Maunganidze, il faut aller au-delà de la prise en compte des différentes caractéristiques démographiques. “Beaucoup de problèmes sont structurels et systémiques, et nécessitent donc un engagement à long terme pour pouvoir être résolus”, déclare-t-elle. “Il n’est donc pas forcément réaliste de se concentrer principalement sur des succès à court terme. Mais, par contre, si on ajuste la mise en œuvre de projets, alors peut-être cela pourrait être faisable à long terme – mais pas à l’échelle des fonds dont le FFUE a bénéficié.”

Mesurer l’impact des fonds européens sur le terrain

On a pourtant bien tenté de résoudre les problèmes systémiques et structurels auxquels les populations africaines sont confrontées : le projet du FFUE le mieux financé, par exemple, portait sur la “construction de l’Etat” en Somalie. Le gouvernement a reçu 107 millions d’euros pour renforcer les institutions et développer les services sociaux, avec pour objectif principal d’accroître la confiance des autres Etats, des créanciers éventuels et de la population à l’égard du gouvernement. Selon le site web du projet, les résultats exploitables étaient deux “stratégies, lois, politiques et plans élaborés et/ou directement soutenus”, ainsi que quatre “systèmes de planification, de suivi, d’apprentissage, de collecte de données et d’analyse créés, mis en œuvre et/ou renforcés” grâce au financement accordé jusqu’à présent.

Un autre exemple concerne un projet de 54 millions d’euros mené au Soudan du Programme alimentaire mondial (PAM) des Nations unies, qui aurait fourni une assistance liée à la nutrition et à la sécurité alimentaire à 1,1 million de personnes. Pour replacer les choses dans leur contexte : en 2020, un total de 9,6 millions de Soudanais étaient en situation d’insécurité alimentaire grave, selon le Réseau d’information sur la sécurité alimentaire. On peut aussi citer un autre projet financé à hauteur de 47,7 millions d’euros en Éthiopie et visant à renforcer la résilience et les opportunités économiques, qui signale la création de près de 11 000 emplois grâce au financement du FFUE. L’absence de travail rémunéré est un problème chronique en Ethiopie, où 1,1 million de personnes âgées de 15 ans ou plus étaient sans emploi en 2020, selon les estimations de l’Organisation internationale du travail.

De bonnes intentions, mais un cadre inapproprié

Puisque le FFUE a été créé comme un outil d’urgence pour réagir à la migration et attribuer des projets rapidement et avec flexibilité, il n’a pas nécessairement été envisagé pour le temps long. Plusieurs observateurs affirment d’ailleurs que les causes profondes des déplacements et des migrations ne peuvent être traitées de manière adéquate par un instrument conçu pour s’attaquer aux problèmes à court terme.

Le FFUE a fait fausse route avec son approche des causes profondes, en raison du discours qu’il véhicule : cette idée qu’une fois les causes profondes éradiquées, les gens arrêteront de se déplacer”, estime Alia Fakhry, chercheuse dans le domaine des migrations au Conseil allemand des relations étrangères. “Éradiquer les causes profondes est une chose, mais les conflits et les catastrophes naturelles continueront à faire fuir les gens loin de chez eux.

L’IVCDCI, qui succède au FFUE, a une portée beaucoup plus large : 10 % de son budget doit être consacré à la migration, avec la mise en place d’un système de suivi strict, "mais l’idée de combattre les causes profondes semblent avoir disparu”, selon Fakhry. “C’est peut-être là que l’attention et les critiques que le FFUE a attirées ont porté leurs fruits.”

Ce projet est une collaboration entre plusieurs médias du European Data Journalism Network (EDJNet). Deutsche Welle a coordonné le projet, en partenariat avec Voxeurop, Openpolis et l’Osservatorio Balcani e Caucaso Transeuropa (OBCT).

👉 Article original sur DW

En partenariat avec European Data Journalism Network

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