Reportage Guerre en Ukraine | Bessarabie

Calme plat du côté de la Bessarabie, prise entre patriotisme et nostalgie soviétique

La couverture médiatique de la guerre s’est surtout concentrée sur l’unité des Ukrainiens face à un ennemi commun, mais certaines régions abritent encore des sympathisants russes, discrets mais bien présents. Située à l’extrême sud-ouest de l’Ukraine, la Bessarabie du Sud est de celles-là. Un récit de Dimiter Kenarov pour The Point.

Publié le 2 juin 2022 à 10:41

La plupart des récits médiatiques sur l’Ukraine décrivent un pays fermement uni face à l’agression de la Russie. Ce n’est un secret pour personne : les actes du président Vladimir Poutine n’ont fait que renforcer cette unité. Le courage du président Volodymyr Zelensky, désormais un véritable exemple pour beaucoup de d’habitants de ce monde à la dérive qui est le nôtre, a rallié la population mondiale autour du drapeau bleu et jaune. Selon certains sondages, sa cote de popularité, pourtant plutôt faible avant la guerre, s’élève aujourd’hui à plus de 90 %. De nombreux Russes ethniques d’Ukraine, qui portaient sur le gouvernement de Kiev un regard méfiant et rancunier, ont également changé d’avis lorsque les missiles russes de “libération” ont rasé leurs maisons.

S’il est vrai que la guerre a permis d’apaiser des divisions politiques et sociales de longue date dans le pays, les choses ne sont en revanche pas si simples sur le terrain. J’ai pu m’en apercevoir récemment en me rendant dans une région isolée d’Ukraine, épargnée par la guerre, et connue historiquement sous le nom de Bessarabie du Sud ou de Boudjak (j’utiliserai ici le mot Bessarabie, dans le respect des préférences locales et par souci de concision). Nos médias, et c’est compréhensible, ont tendance à couvrir uniquement les lieux marqués par la terreur, la mort et les destructions, des villes comme Marioupol, Kharkiv ou encore Boutcha. Mais ce qu’il se passe sur ce “front calme”, loin des explosions, est peut être tout aussi important.

La Bessarabie du Sud (le nom “Boudjak” vient du mot turc qui signifie “région frontalière”) est une zone rurale située à l’extrême sud-ouest de l’Ukraine et qui, d’un point de vue administratif, fait partie du district d’Odessa. Délimitée par le Dniestr, la mer Noire, le Danube et la Moldavie, elle apparaît comme un rajout sur la carte, une cousine moins glamour de la Crimée. Mais il s’agit de la région qui présente la plus grande diversité ethnique et religieuse du pays : des Ukrainiens et des Russes, mais aussi d’importantes communautés de Bulgares, de Moldaves, de Gagaouzes (chrétiens orthodoxes turcophones), d’Albanais et de Lipovènes (dissidents religieux de la Russie du 18e siècle, connus également sous le nom de vieux-croyants). Même si chaque groupe a soigneusement préservé sa culture et sa langue, le russe s’y est imposé comme la lingua franca au cours des deux derniers siècles.

L’histoire de la Bessarabie est quelque peu alambiquée. Elle est d’abord conquise par l’Empire russe au début du 19e siècle, à la suite d’une guerre avec les Ottomans. Elle s’appelle officiellement Bessarabie et comprend à l’époque une grande partie de la Moldavie actuelle. La population des Nogaïs qui y vit est expulsée et remplacée par des colons chrétiens, originaires pour la plupart de territoires sous domination ottomane. En 1918, dans le chaos provoqué par la révolution bolchévique, la région est revendiquée par la Roumanie, qui affiche alors fièrement ses aspirations expansionnistes. Au début de la Seconde Guerre mondiale, les Soviétiques l’annexent brièvement avant que les Roumains ne la revendiquent ; puis les Soviétiques la reprennent un an plus tard. Lors de la dissolution de l’URSS en 1991, le sud de la Bessarabie demeure dans les frontières de l’Ukraine actuelle (le reste de la région allant à la Moldavie).


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L’existence de la Bessarabie au sein de l’Ukraine indépendante n’a pas été sans encombre. Tout comme d’autres régions du pays et de nombreuses autres régions de l’ancienne Union soviétique, elle s’est retrouvée dévastée du fait de l’effondrement économique des années post-socialistes, mais à une échelle bien plus importante. La mort de certains secteurs industriels comme la mise en conserve de poisson et la dissolution de fermes collectives ont laissé une bonne part de la population appauvrie et pleine de ressentiment. Des entrepreneurs véreux, souvent liés à l’ancien parti communiste et au KGB, ont fait de la région leur fief personnel en y implantant leurs entreprises et leurs communautés. Loin de faire partie des préoccupations de Kiev, la Bessarabie, abandonnée et négligée, a dû apprendre à se débrouiller seule. 

C’est dans ce contexte qu’a pris naissance la nostalgie de l’Union soviétique, accentuée par la rupture des liens politiques et sociaux avec Kiev. Les partis pro-russes n’ont cessé de dominer les élections dans la région, tout comme dans l’est du pays, et les médias généralistes russes se sont imposés comme l’unique source d’information.


“Nous commençons à peine à former une nation politique unifiée et à comprendre et valoriser l’idée d’une Ukraine libre et indépendante”

Yaroslav Kichuk, recteur de l’université d’Etat d’Izmail

En 2014, la révolution de Maïdan n’y a pas été reçue chaleureusement, et plus d’un habitant de Bessarabie a salué l’annexion de la Crimée par la Russie. La récente suppression du russe en tant que langue régionale, tout comme le projet de ré…

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