Idées Après-guerre froide et démocratie

Y a-t-il de la place pour une mémoire partagée à l’ère de l’impunité ?

Les "grands récits" qui expliquaient tout, du comportement des Etats à la littérature, ont disparu. Pour l’auteur ukraino-britannique Peter Pomerantsev, l'effondrement de nos récits interconnectés appelle à comprendre ce qui nous lie – de Manille à la Silicon Valley en passant par Moscou – et oblige le journalisme à repenser sa mission.

Publié le 27 septembre 2022 à 18:37

Cher Peter. Cela fait longtemps que je souhaite t’écrire, mais les dernières nouvelles m'ont fait comprendre que même garder le silence constituait un danger.

Mes anciens collègues sont en prison. Pendant de nombreux mois, mes amis et moi avons eu du mal à attirer l'attention des médias internationaux. Aujourd'hui, un événement a attiré l'attention des plus grandes agences de presse – même si je me demande combien de temps cela va encore durer. Y a-t-il un moyen de retenir cette attention ? J'ai l'impression que nous sommes tous des otages ici, et c'est terrifiant. Désormais, tout – et n’importe quel crime – est devenu possible ici.

J’ai reçu ce message d'un ami en Biélorussie dans le courant de l’été 2021, quelques jours après que le dictateur local, Alexandre Loukachenko, eut déployé un avion de chasse MiG pour clouer au sol un vol commercial international alors qu'il traversait “son” espace aérien et qu'il eut embarqué un journaliste biélorusse et sa petite amie – qui vivaient alors en soit-disant sécurité en Lituanie. Quelques jours plus tard, Roman Protassevitch, le journaliste capturé, apparaissait à la télévision d'Etat avec des marques montrant qu’il avait été torturé, et reconnaissait ses actes de trahison dans une scène rappelant les procès pour l'exemple sous Staline.

Il y a eu une certaine indignation dans ce que nous aimons appeler la communauté internationale ; les termes “détournement d'avion” et même “acte terroriste” ont été employés à l’occasion. Et puis, comme le craignait mon ami, tout a été oublié. Loukachenko a dû faire face à des conséquences bénignes, comme l'interdiction pour la compagnie aérienne détenue par l’Etat biélorusse de voler en Europe. Son message à tous ceux qui osaient s'opposer à lui a été plus marquant : “Je peux faire ce que je veux de vous, où que vous soyez.

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Répondre à l'appel de mon ami a été une épreuve. Pour qu'un événement isolé reste dans les mémoires, il doit être soutenu par un récit plus vaste dans lequel il s'inscrit. Quiconque a déjà joué à un jeu de mémoire sait que l'on ne se souvient de choses discrètes qu’en les plaçant dans une séquence où elles prennent une signification en tant que partie d'un ensemble plus vaste. De même, dans les médias comme en politique, une scène n'a de pouvoir que dans le cadre d'un récit plus grand encore.

Mais les crimes scandaleux de Loukachenko ne s’inscrivent pas dans un plus grand continuum qui lui conférerait du sens. Et il ne s'agit pas seulement de la Biélorussie. De la Birmanie à la Syrie, du Yémen au Sri Lanka, nous avons plus de preuves que jamais de crimes contre l'humanité – torture, attaques chimiques, largages de bombes barils, viols, répression, détentions arbitraires... Mais ces révélations peinent à attirer l'attention – sans même parler des conséquences. Nous avons aujourd’hui plus d'occasions de publier ces informations, nous ne sommes plus limités par la géographie et notre audience est potentiellement mondiale. Pourtant, la plupart des révélations ou des enquêtes ne trouvent pas d'écho. Pourquoi ?

Un grand récit commun s’est effondré

La chute de l'Union soviétique aurait dû nous inciter à l'introspection et nous pousser à n'exclure personne de la grande Histoire des droits humains face à la répression politique. Dans les années 90, pendant un bref instant, cela a semblé possible. Alors que la vague de démocratisation renversait les dictatures pro-soviétiques et pro-américaines à travers le monde, que la Cour pénale internationale était créée à La Haye en 1998, que les interventions humanitaires étaient menées avec succès des Balkans occidentaux à l'Afrique de l'Est, il nous est apparu que la justice serait rendue plus équitablement.

Mais quelque chose d’autre s'est produit. Le grand récit des droits humains n’a pas accueilli de nouveaux protagonistes ; il s’est tout simplement effondré sur lui-même. Un monde où certaines victimes recevaient plus d'attention que d'autres a été remplacé par un monde où plus personne ne recevait d’aide. Les horreurs de la Seconde Guerre mondiale avaient contraint le monde à adopter la Déclaration universelle des droits de l'homme des Nations unies, du moins en principe, et les catastrophes de l'après-guerre froide à Srebrenica et au Rwanda avaient encouragé les interventions humanitaires et créé un élan vers la “responsabilité de protéger”.

L'ignorance a toujours été une excuse facile pour justifier les crimes contre l’humanité. À Auschwitz, Srebrenica ou au Rwanda, les dirigeants pouvaient prétendre qu'ils n'étaient pas au courant des faits, que ceux-ci étaient équivoques ou que les événements s’étaient déroulés trop rapidement pour qu'ils puissent agir. Mais aujourd'hui, nous avons accès à des médias omniscients qui nous apportent souvent des preuves abondantes et instantanées – et pourtant, elles signifient moins qu’auparavant. Le compte-rendu des crimes passés reste un fouillis d'images brisées.

L’âge de l’impunité

Cela paraissait différent pendant la guerre froide. Il semblait alors exister un lien entre l'arrestation d'un seul dissident soviétique et une lutte géopolitique, institutionnelle, morale, culturelle et historique plus vaste. Les médias, les livres et les films de l'époque ont raconté l'histoire de discrets prisonniers politiques et de violations des droits humains comme faisant partie d'une odyssée plus vaste et cohérente, une grande bataille de la liberté contre la dictature, une guerre dans laquelle l'âme de l'histoire était en jeu. 

Et cette fable permettait aux habitants des démocraties de se sentir mieux dans leur peau, elle faisait partie d'une identité commune : “nous sommes du côté de la liberté contre la tyrannie”. Certaines institutions soutenaient ce récit et cette identité. Les prisonniers politiques se sentaient moins vulnérables lorsque la nouvelle de leur arrestation passait à la BBC ou Radio Free Europe avant d’être reprise par Amnesty International, annoncée aux Nations unies, évoquée par les présidents américains lors de sommets bilatéraux avec les dirigeants soviétiques.

Ensemble, tous ces éléments maintenaient l’attention braquée sur cette lutte. Et lorsque les propres péchés de l'Occident étaient révélés – comme le programme d'assassinats et de coups d'État de la CIA pendant la guerre froide dans les années 1970 – cela signifiait qu'il existait un cadre permettant de capter l'attention et l'indignation du public occidental.

Il existait ce que l'on pourrait appeler un "grand récit" qui contextualisait et enveloppait tout, du comportement des États à la littérature et à l'art, en passant par la façon dont les gens se comprenaient eux-mêmes. Il était lié aux idéaux de “progrès” et de “libération” du siècle des Lumières, où les faits et les preuves devaient être respectés, confirmés ou réfutés par des arguments rationnels ou des informations vérifiables. 


Le grand récit des droits humains n’a pas accueilli de nouveaux protagonistes ; il s’est tout simplement effondré sur lui-même


Même le régime soviétique s’était enfermé dans un langage et une vision du monde où les droits – les droits des peuples colonisés et des personnes économiquement opprimées, principalement – pouvaient (en théorie) au moins compter. Les dignitaires soviétiques signèrent même des engagements en faveur des droits de l'homme, ce qui permit ensuite aux dissidents d'exiger des dirigeants du Kremlin qu'ils “obéissent à leurs propres lois”.

Dans cette bataille de grandes idées où chaque camp proclamait la supériorité de ses idéaux, un espace était ouvert aux contestataires pour qu’ils puissent exiger que les puissances s’élèvent à la hauteur de leurs convictions ; plus loin de nous, …

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