Monétiser la biodiversité, une mauvaise affaire pour l’Europe

Alors que la COP15, la conférence des Nations unies sur la biodiversité, se déroule à Montréal, plusieurs organisations environnementales et financières s’opposent à l’"économie positive de la nature", un concept qui repose sur la compensation de la perte de biodiversité sans pour autant repenser le système qui en est à l’origine, rapporte Emanuela Barbiroglio.

Publié le 15 décembre 2022 à 10:27

Les zones naturelles protégées couvrent plus d'un quart des terres européennes et se trouvent en grande partie dans le réseau écologique Natura 2000. De nouvelles propositions visent à étendre cette protection, mais les experts sont divisés lorsqu'il est question d'économie de la biodiversité.

Alors que le WWF et le Forum économique mondial exhortent dans leur campagne “Business for nature” les dirigeants mondiaux à adopter des mesures contraignantes évaluant et pointant les dégâts faits à la biodiversité ainsi que la dépendance des Etats vis-à-vis de celle-ci d'ici 2030, plus de 110 experts du monde universitaire et de la société civile ont signé en novembre 2022 une lettre ouverte rejetant le concept d’"économie positive de la nature".

Derrière ce nom à consonance inoffensive se cache une volonté de ‘financiariser’ la destruction de la biodiversité via d’absurdes évaluations monétaires des services rendus par les écosystèmes et de la compensation de la biodiversité", explique Frédéric Hache, fondateur de l'Observatoire de la finance verte et l'un des signataires de la lettre.

L’économie positive de la nature est un pur produit de notre époque : avec le temps, le débat philosophique originel autour de la valeur de la nature, héritage d'une approche impérialiste des écosystèmes, s’est transformé en une réflexion purement économique. Selon les signataires de la lettre ouverte, le concept de “nature positive” "promeut une évaluation monétaire de la nature dénuée de sens" ainsi que la compensation de la biodiversité – contrebalancer les projets nuisant à celle-ci par le biais de restauration de l’environnement, d’opérations de protection, etc. 

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Cette compensation cependant, est "souvent peu susceptible d'être réalisable dans des délais raisonnables ou sans un coût prohibitif", "ne vise pas à freiner la destruction, au mieux à la déplacer", "entraîne souvent l'accaparement des terres, des conflits sur l'utilisation de celles-ci et des violations des droits de l'homme", et "pourrait transférer des décisions critiques concernant la sauvegarde de notre avenir aux marchés financiers et à leurs sautes d'humeur irrationnelles bien connues", écrivent-ils. "Alors qu'il n'y a que six gaz à effet de serre différents, il existe des millions d'espèces avec des réseaux d'interdépendances incroyablement complexes". Les critiques craignent donc l’apparition de dysfonctionnements similaires à ceux vus lors de l’émergence des marchés carbone voilà 15 ans.

Le système de crédits de compensation carbone ne sera peut-être jamais réparé, car – citant l'ancien président de l'autorité australienne de régulation des marchés du carbone, Andrew Macintosh – "dès que vous réparerez le manque d’intégrité du système, les prix crèveront le plafond", déclare Hache. "Il a été démontré que la compensation de la biodiversité présente des problèmes d'intégrité pires que la compensation du carbone, tout en créant les mêmes risques d'accaparement des terres et de conflits sur l'utilisation des terres."

Afin d’éviter ces dérives, la lettre ouverte préfère appeler la Commission européenne à "plutôt mettre en place des réglementations environnementales plus strictes rendant obligatoire une réduction de la destruction de la biodiversité" avant le sommet de l'ONU de Montréal COP15.

La stratégie de l’UE

Dans le cadre de sa nouvelle stratégie en faveur de la biodiversité, la Commission européenne a adopté en juin dernier une proposition de loi sur la restauration de la nature.

Celle-ci devrait permettre d'atteindre les objectifs contraignants suivants :

  • restauration des habitats et des espèces protégés par la législation européenne sur la nature ;
  • inversion du déclin des pollinisateurs d'ici 2030 ;
  • conservation des espaces verts urbains d'ici à 2030 et établissement d’un minimum de 10 % de zones arborées dans les villes européennes ;
  • amélioration de la biodiversité sur les terres agricoles, par exemple en ce qui concerne les papillons des prairies, les oiseaux ou autres ;
  • restauration les tourbières asséchées ;
  • entretien des forêts et amélioration de leur biodiversité ;
  • établissement d’au moins 25 000 km de rivières à écoulement libre d'ici 2030 ;
  • restauration des herbiers et fonds marins.

Une fiche d'information présentant la loi soulignait par ailleurs que "chaque euro investi dans la restauration de la nature ajoute 8 à 38 euros de bénéfices."

Un nouveau marché de la biodiversité

Avec le Cadre mondial pour la biodiversité post-2020, la Convention des Nations unies sur la diversité biologique espérait sauver au moins 30 % des zones terrestres et marines dans le monde d'ici 2030, “grâce à des systèmes d'aires protégées efficaces, gérés équitablement, écologiquement représentatifs et bien reliés entre eux. Les défenseurs de la nature souhaitaient également "réorienter, réaffecter, réformer ou éliminer les incitations néfastes pour la biodiversité, de manière juste et équitable, en les réduisant d'au moins 500 milliards de dollars [environ autant d'euros] par an”. D'autre part, la Convention appelait à une “augmentation de 200 milliards de dollars des flux financiers internationaux de toutes origines vers les pays en développement.”

Une étude de 2017, axée sur les mécanismes de compensation (notamment de la biodiversité) en Europe, a montré que "la plupart des activités d'atténuation compensatoire à ce jour ont été menées par des compensations ponctuelles, qui ont représenté plus de 90 % de la superficie totale des terres conservées à partir de 2015.”

"Par rapport à 2017, où le sujet n'était pas dominant, nous avons maintenant un contexte politique mature malgré la crise énergétique actuelle. Les incitations à développer un marché de compensation sont aujourd’hui plus nombreuses", explique Alessandro Leonardi, chercheur à l'Université de Padoue (Italie) et cofondateur de la société de conseil Etifor. "Lentement, un cadre d’action pour le secteur privé fait son apparition."

A ce titre, les “objectifs pour la nature reposant sur la science” (Science Based Targets for Nature, SBTN) visent par exemple à définir des critères pour aider les entreprises à évaluer, prioriser, mesurer, traiter et suivre leurs impacts sur la nature et leur dépendance vis-à-vis de celle-ci. Lorsqu'un impact sur la biodiversité est inévitable, les objectifs établissent par la suite des règles pour créer ou restaurer un habitat de taille similaire.

Un colonialisme démodé

Selon Fiore Longo, chargée de campagne pour “le mouvement mondial des peuples autochtones” Survival International, ce programme ne porte pourtant aucun effet bénéfique scientifiquement prouvé, et pourrait même causer du tort. "Des termes comme 'restauration' et 'ré-ensauvagement' peuvent comporter une part d'injustice, car ils supposent que ce qui existe in situ constitue un problème", regrette-t-elle.

"Je pense que nous devons être extrêmement prudents en maniant des concepts comme 'ré-ensauvagement' ou 'restauration', qui sont des concepts différents mais liés", ajoute Longo. "Étant donné que la plupart des écosystèmes de la Terre ont été modifiés depuis longtemps par l'Homme, le choix de l'état ou de l'époque dans lequel l'écosystème devrait être restauré ou ré-ensauvagé pourrait soulever des controverses et être choisi arbitrairement." Au contraire, des scientifiques ont observé des effets plus positifs lorsque les peuples autochtones et les communautés locales avaient des droits sur leurs terres et étaient impliqués dans les décisions relatives à leur conservation.

La récente Plate-forme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) constate d’ailleurs, "sur la base de l'examen systématique d'environ 15 000 sources scientifiques et gouvernementales, que bien que la nature gérée par les peuples indigènes et les communautés locales soit soumise à une pression croissante, elle décline généralement moins rapidement que sur d'autres terres."

L'IPBES note aussi que "les trois quarts de l'environnement terrestre et environ 66% de l'environnement marin ont été considérablement modifiés par les actions humaines" mais qu’"en moyenne, ces modifications ont été moins graves ou ont pu être évitées dans les zones détenues ou gérées par des peuples autochtones et des communautés locales."

L'environnementalisme moderne – considéré comme né dans les années 1960 avec la publication du Printemps silencieux de Rachel Carson – est aujourd’hui peut-être dépassé. Comme l'explique Céline Germond-Duret, maître de conférences à l’Université de Liverpool John-Moores, "nous avons besoin d’un régime de conservation post-colonial."

Pour elle, les négociations du cadre mondial pour la biodiversité post-2020 sont l'occasion d'initier un changement systémique. "La conservation de la nature est une cause noble et importante, voire une urgence, car nous nous dirigeons vers une ère de dommages irréversibles", conclut-elle. "En fin de compte, les défenseurs de la nature et les peuples autochtones ont un intérêt commun : la protection de la biodiversité, bien qu'ils soient sous-tendus par des valeurs et des conceptions différentes de la relation entre l'homme et la nature."

Ce reportage fait partie de la série "Les veines vertes de l'Europe : les éco-corridors et le Green Deal européen", soutenue par Journalismfund.eu par le biais de son fonds pour le journalisme environnemental.

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