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Paris. Un panneau routier modifié par l'artiste Clet Abraham.

A Bruxelles, les “big tobacco” sont chez elles

La démission du commissaire à la Santé John Dalli le mois dernier a levé le voile sur l’influence des cigarettiers au sein de la Commission européenne. Au point que même l’Office anti-fraudes n’y échappe pas, révèle Der Spiegel.

Publié le 30 novembre 2012 à 16:17
Paris. Un panneau routier modifié par l'artiste Clet Abraham.

L'influence de l'industrie du tabac au sein de l'Union européenne suscite de plus en plus de questions depuis la démission de John Dalli, ancien commissaire européen chargé de la Santé et de la Protection des consommateurs. José Manuel Barroso l'a-t-il vraiment poussé vers la sortie? Et quel a été le rôle de l'Office européen de lutte anti-fraude (Olaf) dans cette affaire? L'industrie du tabac n'a peut-être jamais eu autant d'influence à Bruxelles.

A Bruxelles, chaque rencontre avec un représentant de l'industrie du tabac est une épreuve de volonté. Même pour les fumeurs occasionnels. A peine est-on arrivé qu'une porte-parole de Philip Morris (Marlboro, L&M) nous glisse un paquet de cigarettes dans la main. A la place du nom de la marque se trouve la photo d'un homme souffrant d'une tumeur cancéreuse à la gorge. "C'est de la diffamation", lâche la représentante de Philip Morris avant de nous montrer un autre paquet avec un autre malade du cancer. La Commission européenne voudrait faire imprimer ce genre d'images sur tous les paquets de cigarettes pour choquer les consommateurs, s'insurge la représentante avant de s'en allumer une avec délectation.

Victime d'un complot

Les journalistes ne sont pas les seuls à entendre les plaintes de l'industrie. Les fabricants de tabac ont visiblement réussi à gagner de l’influence sur une partie de la Commission européenne. Une série de documents internes que Der Spiegel s’est procurés révèle en effet l'opposition de plusieurs collaborateurs du président de la Commission au renforcement de la réglementation sur le tabac. Même le chef de l'Office européen de lutte anti-fraude (Olaf) aurait des doutes sur cette législation. Jose Manuel Barroso et les agents de la lutte anti-fraude auraient donc joué un rôle non négligeable dans la démission du Commissaire européen à la Santé, il y a un mois.

"Il n'y a pas de preuve concluante" contre Dalli, a reconnu le chef de l'Olaf, Giovanni Kessler, devant la commission de contrôle budgétaire du Parlement européen. Mais "les circonstances" n'étaient pas en sa faveur. Le président de la Commission européenne refuse toujours de publier l'enquête de l'Olaf mais aujourd'hui, des documents récents renforcent les soupçons qui circulaient déjà depuis des semaines dans la capitale : Dalli a peut-être été victime d'un complot. Il est indéniable que l'ex-commissaire européen et ancien gros fumeur, voulait sévèrement renforcer la réglementation européenne sur le tabac. Sa proposition prévoyait notamment d'encadrer très sévèrement la vente et la publicité de nombreux produits contenant de la nicotine.

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Mais le président de la Commission ne semblait guère pressé de mettre en œuvre cette idée. L’irlandaise Catherine Day, secrétaire générale de la Commission européenne et à ce titre femme la plus puissante de Bruxelles, a personnellement veillé à ralentir les procédures à plusieurs reprises.

Le 25 juillet dernier, la plus proche collaboratrice de Jose Manuel Barroso depuis sept ans a ainsi envoyé à Paola Testori Coggi, la chef de la Sanco (direction générale de la santé et des consommateurs) une lettre de deux pages qui aurait tranquillement pu être envoyée par un représentant de l'industrie du tabac. Elle y exprimait de "sérieux doutes" concernant la directive. Elle critiquait "l'interdiction générale des tabacs non fumés", s'interrogeait sur "le traitement des produits contenant de la nicotine" et exprimait des réserves sur "les dispositions prévues pour la vente de cigarettes".

Pas de controverse avant le sommet

Le 23 septembre, Catherine Day a envoyé un deuxième courrier à Paola Testori Coggi. Déterminée, l'Irlandaise exigeait que la directive ne soit pas présentée avant le sommet des chefs d’Etat et de gouvernement européens prévu pour la mi-octobre. Certains détails pouvaient encore être modifiés et il ne fallait pas susciter de controverse avant le sommet, écrivait-elle. La patronne de la Sanco, elle, ne pouvait pas comprendre pourquoi : les détails de la proposition Dalli étaient en effet connus depuis longtemps et avaient semé la panique chez les cigarettiers. L'objectif était de passer à l'étape suivante le plus vite possible afin que la proposition soit adoptée par la Commission avant la fin de l'année.

Aujourd'hui, une chose est sûre : la démission de John Dalli repousse encore un peu plus le projet de directive. En fait, il est même fort peu probable qu'elle soit adoptée avant la fin du mandat de la Commission actuelle, en 2014. La Commission de contrôle budgétaire du Parlement va en effet devoir éclaircir le rôle du président de la Commission et de l'Olaf avant cela. Le président de la commission de contrôle, Michael Theurer, juge "inacceptable" que Jose Manuel Barroso garde le rapport de l'Olaf confidentiel. Cela empêche tout contrôle démocratique efficace. Il faudra peut-être une commission d'enquête spéciale pour élucider cette affaire.

La crédibilité de la Commission en jeu

Une bonne part des interrogations concerne l'Olaf. L'office européen de lutte anti-fraude et l'industrie du tabac sont en effet étroitement liés, ainsi que l'a reconnu son responsable, Giovanni Kessler, devant une commission d'enquête du parlement italien cet été. Il existerait des accords entre la Commission européenne et des sociétés comme Philip Morris ou British American Tobacco. L'Olaf utilise notamment les informations que lui fournit l'industrie pour lutter contre la contrebande et les contrefaçons. Les multinationales financent également le travail des enquêteurs et versent en tout près de deux milliards d'euros à l'Union européenne. Cette collaboration est incontestablement une réussite. Au cours d'une de ses opérations, l'Olaf a notamment saisi 70 millions de cigarettes de contrebande et interpellé 35 suspects.

Mais cette collaboration ne rapproche-t-elle pas un peu trop les enquêteurs de l'industrie? N'y a-t-il pas des discussions parallèles appelant à un peu plus de tolérance au niveau de la règlementation?

De nombreux députés européens ne croient plus au hasard lorsqu'ils entendent Kessler tenir le même discours que les multinationales du tabac. Cette sombre affaire va bien plus loin que l'étrange démission d'un Commissaire européen à la santé. C'est la crédibilité de toute la Commission européenne qui est aujourd'hui en jeu. Son président doit maintenant répondre vite et clairement aux questions des députés. Sans cela, l'affaire Dalli pourrait vite se transformer en affaire Barroso.

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