Les frontières Allemagne-Pologne et Pologne-Slovaquie : deux photos de la série "Borderline".

Ces frontières disparues méritent le Nobel

L’attribution du Nobel de la Paix à l’UE a laissé beaucoup de monde perplexe. Pourtant, note le politologue José Ignacio Torreblanca, un voyage sur les vestiges de la longue “guerre civile européenne” commencée au XIXème siècle devrait suffire à la justifier.

Publié le 10 décembre 2012 à 08:25
Valerio Vincenzo  | Les frontières Allemagne-Pologne et Pologne-Slovaquie : deux photos de la série "Borderline".

Des frontières qui s’étiolent. Des frontières rouillées, oubliées, abandonnées. Des frontières dont personne ne se souvient. Une impressionnante série de photographies explique à elle seule pourquoi l’Union européenne a été récompensée par le prix Nobel de la Paix. Elle explique aussi pourquoi, malgré la crise existentielle que traverse le continent, les Européens ont de nombreuses raisons de se réjouir.

Pour s’en convaincre, il suffit de penser pendant un instant au mur élevé par les Etats-Unis le long de sa frontière méridionale, ou aux chemins accidentés que trace le mur de séparation qu’Israël a construit, sans parler de la frontière entre les deux Corées. Ces trois démarcations sont purement et simplement un monument à l’échec, une illustration de l’incapacité de nombreux êtres humains à vivre en paix malgré leurs multiples origines, valeurs et convictions politiques ou religieuses.

Nous, les Européens, étions exactement comme ça autrefois. Ces bornes, clans et lignes de partage qui n’ont l’air de rien sont en réalité les témoins de millions de morts, les stigmates couverts du sang des centaines de milliers de jeunes qui ont donné leur vie pour défendre ces frontières, traversées par des millions de réfugiés et de personnes déplacées.

Mieux que la “pax romana”

La génération de nos grands-parents sait de quoi elle parle, car ces enfants ont joué dans les décombres de ce que les historiens ont appelé “la grande guerre civile européenne”, un conflit qui, avec la France et l’Allemagne en son centre, a commencé en 1870 et s’est terminé en 1945 à l’issue de deux guerres mondiales. La génération suivante, toutefois, se souvient aussi très bien d’une Europe divisée en deux par un “rideau de fer”, d’après l’expression de Churchill.

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Ce passé semble d’autant plus surprenant aujourd’hui : on se demande pourquoi toutes ces démocraties faisant partie de ce qui était la Communauté européenne, qui non seulement partageaient des valeurs politiques et des systèmes économiques, mais qui avaient aussi conspiré pour lutter coude à coude et dos à dos dans le cadre de l’Alliance atlantique, ont tant tardé à faire tomber leurs frontières, à unifier leurs monnaies et à supprimer les contrôles frontaliers. Les jeunes d’aujourd’hui ont tout naturellement intégré à leurs vies la liberté de mouvement et l’euro. Le reste du monde, toutefois, ne vit pas selon les mêmes règles.

L’Alsace et la Lorraine, Dantzig, les Sudètes ou le Danube, heureusement, n’ont plus aucun sens et sont devenus de simples événements historiques. Les Européens, malgré leurs problèmes, vivent une période semblable, voire meilleure que la “pax romana” dont a jadis profité l’Europe, à une différence près : si la romanisation a été imposée à feu et à sang, contre la volonté des peuples qui habitaient alors le continent, la “pax europæa” a été conclue pacifiquement en faisant appel au droit, à la démocratie et au respect de l’identité des peuples.

Le droit européen plutôt que l'armée

Il est crucial de rappeler que les frontières ne se sont pas éteintes et n’ont pas disparu de mort naturelle. Le mur de Berlin est tombé par la volonté des citoyens d’Allemagne de l’Est, qui ont décidé de s’exprimer en descendant dans la rue pour aller demander asile dans les ambassades allemandes ou occidentales à Budapest et à Prague. Il faut aussi saluer la vision de quelques dirigeants comme l’ancien ministre hongrois des Affaires étrangères, Gyula Horn, qui a lui-mêmecoupé à la cisaillele grillagequi séparait la Hongrie de l’Autriche. Une fierté européenne est légitime. Lorsqu’Emmanuel Kant parlait de la “paix perpétuelle” entre les peuples, il décrivait quelque chose qui ressemble beaucoup à ce que l’Union européenne a construit.

Les Britanniques et leur armée, les Français et leurs troupes napoléoniennes, les Allemands et leurs Panzerdivisionen. Les Européens ont passé des siècles à essayer de se dominer les uns les autres. Aujourd’hui, ils ont trouvé un moyen bien plus subtil d’envahir les pays : il s’appelle l’acquis communautaire, d’après la terminologie de l’UE. Ainsi, au lieu de s’emparer d’un pays, l’Union européenne – devenue adulte et postmoderne – envoie quelques centaines de milliers de pages de textes juridiques que le pays concerné devra intégrer à son droit interne.

Et malgré cela, il y a tout de même une file d’attente pour intégrer l’organisation : la Croatie sera membre en 2013, la Turquie souhaite toujours conclure les négociations de son adhésion malgré les humiliations et le mépris qu’elle subit, tout comme la Macédoine, l’Albanie, la Serbie, le Monténégro, la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo.

Voilà quelles sont les prochaines frontières de l’Europe, celles qui, si le projet européen survit, seront les prochaines à disparaître. Au-delà, il restera les territoires de l’ex-URSS, jusqu’à la Biélorussie au nord, qui est la dernière dictature européenne, jusqu’au Caucase pétri de guerres froides, et jusqu’à l’extrémité sud de la Méditerranée. On entend souvent dire que l’Europe n’est plus un acteur pertinent à l’échelle mondiale. Cette critique reste en grande partie vraie mais les photographies de Valerio Vincenzo montrent que son insignifiance, si elle implique de voir disparaître les frontières entre les Etats et les divisions entre les personnes, est une noble mission à laquelle le reste du monde pourrait aussi se consacrer.

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