Les règles, c’est capital

Quiconque commet des erreurs doit en subir les conséquences, y compris les banquiers. Depuis le début de la crise, il y a maintenant 5 ans, cette règle fondamentale de l’économie de marché est bafouée, déplore la Zeit. Entre les valeurs morales et la prospérité, les dirigeants politiques doivent pourtant choisir.

Publié le 6 janvier 2012 à 15:54

Ceux qui se donneront la peine de parcourir ces jours-ci les forums Internet consacrés à la crise économique feront une découverte intéressante : ce ne sont pas les sommes absolument faramineuses injectées dans le marché, ni les divers fonds de sauvetage mis en place qui indisposent – mais l’identité des destinataires de cet argent : les banquiers, qui se sont longtemps remplis les poches et sombrent aujourd’hui dans la faillite. Les Etats, qui ont vécu au-dessus de leurs moyens et ne parviennent plus à se procurer d’argent frais. Les propriétaires, qui ont souscrit un trop grand nombre de crédits et ne sont plus en mesure d’assurer le service de leur dette.

Au lieu d’être sanctionnés, ces écarts de conduite sont récompensés – voilà ce à quoi assistent les sociétés occidentales depuis cinq ans. Pour comprendre la lassitude croissante à l’égard des plans de renflouement, il faut prendre en compte non seulement la dimension financière, mais aussi la dimension morale de la crise.

Le renard et les grappes de raisin

Un concept de psychologie peut nous y aider : le phénomène de dissonance cognitive. Il désigne l’écart entre notre façon de voir le monde et le cours réel des événements. Comme dans la fable [d’Esope] mettant en scène un renard affamé et les branches de raisin dépassant du faîte d’un mur. Le renard multiplie les bonds pour essayer d’attraper les grappes, mais sans y parvenir, et cet échec ne cadre pas avec l’image que l’animal a de lui-même, habitué qu’il est à obtenir ce qu’il convoite. Il n’en va guère différemment de l’homme dans les pays industrialisés.

Profondément ancré dans la pensée occidentale, le principe de responsabilité propre est au cœur de la notion de justice dans l’ensemble des sociétés individualisées d’Occident : chacun y est responsable de ses actes. L’indissociabilité du risque et de la responsabilité est le fondement du capitalisme. C’est ce qui permet au marché de transformer la recherche individuelle du profit en intérêt général. "Le soin porté aux investissements est fonction de la responsabilité juridique de l’investisseur. Les excès ou écarts de conduite résultent uniquement de l’absence d’une telle responsabilité", écrivait dans les années 1940 l’économiste fribourgeois Walter Eucken, l’un des maîtres à penser de l’économie de marché. Aujourd’hui encore, la plupart des experts souscrivent à cette analyse.

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Une solidarité inconditionnelle de tous envers tout le monde causerait en revanche la ruine des dispositifs incitatifs du capitalisme – et donc du capitalisme lui-même. C’est parce que cet impératif de l’économie de marché et la notion de justice prédominant dans la société font bon ménage que l’appel à davantage de responsabilité propre est devenu le leitmotiv de la bande-son des réformes libérales depuis les années 1980. Tout un chacun peut réussir, mais tout un chacun peut aussi échouer.

Justice ou efficacité

Comme souvent, ce sont les Américains qui ont poussé ce raisonnement le plus loin. Lors d’un récent débat public, le présentateur, Wolf Blitzer, a demandé à Ron Paul, candidat républicain à la présidentielle, comment la société devait aborder le cas d’un jeune homme qui n’avait pas jugé nécessaire de prendre une assurance maladie et se trouvait aujourd’hui dans le coma. Il faut qu’il assume ses responsabilités, a répondu Ron Paul. Wolf Blitzer lui a alors demandé si cela signifiait que la société devait le laisser mourir : "Oui !", s’est exclamé le public.

Une telle position peut répugner par sa radicalité. Mais, au-delà de la question de la vie et de la mort d’un individu, elle vaut également pour l’Europe : quiconque se met en difficulté en n’engageant que sa responsabilité propre ne peut compter que sur une aide partielle de la communauté. Dès lors, le renflouement des Etats ou des banques est nécessairement vécu comme une violation grossière de cette règle.

Aux appels de plus en plus pressants à davantage de justice, les "renfloueurs" opposent l’impératif d’efficacité. Lorsqu’une banque sombre, elle entraîne les autres dans sa chute, et les petits épargnants à leur tour perdent leurs billes. Lorsqu’un Etat vacille, tous vacillent, et l’ordre public se disloque. Et ce sont les plus défavorisés qui sont les premiers à en souffrir. En un mot : renflouer coûte tout simplement moins cher que faire faillite.

Aider comporte aussi des risques

Distribuer des aides ne va pas non plus sans poser de risques. Quand la Banque centrale européenne (BCE) injecte un demi-milliard d’euros dans les banques, le risque d’inflation est réel si les autorités monétaires ne récupèrent pas leur fonds en temps et en heure. Mais ce qui importe davantage, c’est que si l’opération est couronnée de succès, elle n’aura pas coûté un centime au contribuable et aura permis dans le même temps d’éviter d’importants dégâts. C’est précisément dans ce but que les banques centrales ont été créées jadis.

Si l’on constate que les sauvetages se justifient sur un plan financier mais sapent le fondement moral de l’économie de marché, voire de la société, l’Occident se retrouvera dans la situation pénible de devoir choisir entre la prospérité et la justice. En d’autres termes : ou bien nous prenons le risque d’une explosion, ou bien nous nous accommodons, dans une optique globale, de voir des injustices en temps de crise.

Une telle décision ne se prend pas à la légère. Lors de la Grande Dépression des années 1930, les Etats avaient placé les valeurs morales au-dessus de tout. Ils ont refusé les aides et ainsi ruiné l’économie. Aujourd’hui, ils placent l’économie au-dessus de tout au risque de ruiner les valeurs morales. Au bout du compte, il ne reste peut-être plus que la voie choisie par le renard de la fable. Il finit par comprendre qu’il est incapable d’escalader le mur et se dit à lui-même en s’éloignant : "Ils sont trop verts […] et bons pour des goujats". Pour résoudre la contradiction, il se ment à lui-même.

Opinion

Prêtons moins cher aux Etats !

Pourquoi faut-il que les Etats payent 600 fois plus que les banques ?” La question posée dans Le Monde par l’ancien Premier ministre français Michel Rocard et l’économiste Pierre Larrouturou a suscité beaucoup de réactions sur Internet.

Les deux auteurs rappellent qu’en 2008, au moment où l’administration Bush débloquait 700 milliards de dollars (540 milliards d'euros) pour sauver les banques américaines,

la Réserve fédérale a secrètement prêté aux banques en difficulté la somme de 1 200 milliards au taux incroyablement bas de 0,01 %. Au même moment, dans de nombreux pays, les peuples souffrent des plans d'austérité imposés par des gouvernements auxquels les marchés financiers n'acceptent plus de prêter quelques milliards à des taux d'intérêt inférieurs à 6, 7 ou 9 % !

Rocard et Larrouturou citent le président Roossevelt - ”Etre gouverné par l'argent organisé est aussi dangereux que par le crime organisé” - et proposent “que la ‘vieille dette’ de nos Etats puisse être refinancée à des taux proches de 0 %’.”

Il n'est pas besoin de modifier les traités européens pour mettre en oeuvre cette idée : certes, la Banque centrale européenne (BCE) n'est pas autorisée à prêter aux Etats membres, mais elle peut prêter sans limite aux organismes publics de crédit (article 21.3 du statut du système européen des banques centrales) et aux organisations internationales (article 23 du même statut). Elle peut donc prêter à 0,01 % à la Banque européenne d'investissement (BEI) ou à la Caisse des dépôts [française], qui, elles, peuvent prêter à 0,02 % aux Etats qui s'endettent pour rembourser leurs vieilles dettes.

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