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"El hombre avion" (L'homme avion) sculpture de Juan Ripollés à l'entrée de l'aéroport de Castellon

Pepe est parti

Que se passe-t-il en Espagne ? Le reporter du Spiegel Juan Moreno arrive au terme de son périple dans la patrie de ses parents, pour y constater que la crise a changé la vie des Espagnols. Y compris chez les siens.

Publié le 10 août 2012 à 10:32
"El hombre avion" (L'homme avion) sculpture de Juan Ripollés à l'entrée de l'aéroport de Castellon

Enfant, j’aimais Castellón, dernière halte à la pompe avant d’arriver à notre village. Je suis ici parce que j’ai envie de savoir pourquoi Castellón a construit un aéroport dont aucun avion n’a encore jamais décollé. Un aéroport qui a coûté 150 millions d’euros alors qu’il est situé à seulement 65 kilomètres de Valence, déjà dotée d’un aéroport largement démesuré.

Je quitte l’"Autopista del Mediterráneo" et m’engage sur la CV-10, direction l’aéroport de Castellón. La CV-10 est la plus belle autoroute que j’ai jamais empruntée. L’asphalte est irréprochable, les panneaux neufs, le terre-plein central verdoyant. Au bout d’environ une demi-heure, je me retrouve devant une barrière, à m’accrocher avec un vigile. L’homme parle dans son talkie-walkie : “Serra 1 à Serra 2, on a un Code 3 !”

On déclenche un Code 3 quand on se présente à la barrière et que l’on demande à un vigile si l’on peut voir l’aéroport de près. Après tout, il a été financé avec des deniers publics et a été inauguré le 25 mars 2011.

Je descends de la voiture. Derrière moi, à l’entrée de l’aéroport, se dresse une grande sculpture. Un proche d’un élu local y travaille encore. Elle est d’une laideur inimaginable et aurait coûté 300 000 euros. Le vigile parle dans son talkie-walkie. De l’extérieur, je reconnais la tour de contrôle, j’aperçois une partie des 3 000 places du parking et un bout des 2 700 mètres de la piste de décollage.

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J’ai transmis le numéro de ta plaque à la police”, me dit le gardien. Je hoche la tête en me disant que l’aéroport de Castellón n’est ni le plus absurde, ni le plus onéreux d’Espagne. A Ciudad Real, à 160 kilomètres de Madrid, un aéroport a été construit pour un milliard d’euros. Lui non plus ne voit décoller aucun avion.

Pendant des années, Castellón a souffert de n’être pas aussi importante, aussi riche et aussi connue que Valence et Alicante, les deux autres grandes villes de la région. Quelqu’un a eu l’idée de faire construire 17 terrains de golf pour y remédier. 17 terrains à 18 trous chacun, cela fait beaucoup de golfeurs. D’où l’aéroport.

Le petit frère de l’Europe

Les terrains de golf n’ont jamais vu le jour. La ville a fait ce que toute l’Espagne a fait. Et l’Espagne ne voulait pas être le petit frère de l’Europe. Il lui fallait donc se pourvoir d’aéroports et d’autoroutes dignes de ce nom. L’époque où des gens comme mon père débarquaient dans les gares allemandes avec une veste trop légère sur les épaules était révolue. La nouvelle Espagne savait jouer au foot, avait des entreprises comme Telefónica et des chefs comme Ferran Adrià.

J’abandonne mon vigile et reprends l’autoroute. Dans trois heures, j’arriverai au village de mes parents.

Un petit crochet me fait passer devant un énorme chantier. Les chemins de fer espagnols construisent une nouvelle ligne à grande vitesse. Le pays en compte aujourd’hui davantage que l’Allemagne ou la France.

Je me demande comment c’était d’être responsable politique ces dernières années. Une sensation d’ivresse, une époque débridée, en dépit du bon sens. Beaucoup d’élus devaient faire valoir un projet, peu importe lequel, pour se faire réélire. De préférence en dur. Partout, l’on a vu pousser des terrains de sport, des théâtres, des piscines, des tramways. L’économie était devenue folle, les responsables politiques aussi. Mais la démocratie fonctionnait.

Les Espagnols auraient pu demander d’où venait tout cet argent, ils auraient pu demander pourquoi, alors que l’état des routes s’améliorait et que les trains allaient plus vite, les résultats scolaires de leurs enfants se dégradaient. Ils auraient pu élire d’autres responsables. Moins fous. J’ai la ferme conviction que chaque village, chaque commune, chaque province a hérité exactement du responsable politique qu’elle méritait.

Une enfilade d’immeubles inachevés

J’arrive au village de mes parents, Huércal Overa, aujourd’hui une ville de 18 000 habitants, dans la province d’Almería. La région est surnommée le désert de l’Europe, une région sèche et intenable en été. C’est ici que [le réalisateur allemand] Michael Herbig a tourné “Qui peut sauver le Far West ?”. Et c’est ici que se termine mon périple.

A l’époque, nous logions dans la maison de mes grands-parents, un peu à l’extérieur. Il n’y avait ni cabinets, ni électricité. C’était dans les années 1970. Aujourd’hui, la ville possède un théâtre municipal, une nouvelle Plaza Mayor, une piscine publique couverte, une autre, nouvelle, en plein air, un zoo, un parc, un centre-ville rénové et des enfilades d’immeubles inachevés.

La maison de mes parents est au nord de la ville. C’est une maison sobre, plutôt laide. Toutes leurs économies sont passées dans ces 130 mètres carrés. La seule concession au luxe est un climatiseur surdimensionné sur le toit, qui peut sans problème transformer notre salon en pôle Nord.

J’ai demandé à mes parents d’appeler quelques membres de la famille pour me parler de leur vie en Espagne.

Mon oncle Juan travaille depuis 20 ans dans une exploitation agricole. Il plante des tomates, répand de l’engrais dans les serres, participe à la récolte. Un travail harassant dont il ne s’est jamais plaint en ma présence.

Avant la crise, il touchait environ trois euros de l’heure, presque dix ans plus tard, il n’en gagne toujours pas quatre. Avant la crise, il roulait dans une petite voiture ; c’est toujours le cas. Juan confie qu’il n’a pas besoin de la crise pour savoir qu’il ne fait pas partie de la riche Europe. Qu’après tout, il est logique qu’il soit pauvre, étant du Sud.

Pepe, mon cousin, était différent. Quand il était jeune, il allait s’acheter des chaussures dans les marchés de la région, plus tard des chips et des cacahuètes. Un jour, il a passé le permis poids-lourd et a essayé de monter une société de transports. Il y a 150 ans, il serait devenu chercheur d’or. Les années de vaches grasses sont arrivées, et avec elles l’heure des gens comme Pepe. Des gens qui ne voulaient pas rester pauvres. Au début, il prenait lui-même le volant et ne possédait qu’un camion, puis il en eut deux, puis trois, puis un beau jour huit ou neuf. Il y avait suffisamment de travail, les clients ne manquaient pas.

Une brasserie, un sous-traitant automobile, le site de stockage d’un grossiste. Pour ses 40 ans – j’étais invité à la fête – il a offert à son épouse une Audi A6 noire. Pepe était sur un petit nuage ce jour-là. Ils avaient réussi. La maison était payée, ils roulaient en allemande, sa fille venait de commencer des études de médecine. Pepe était l’une des personnes les plus heureuses que je connaisse. Personne ne faisait autant de blagues cochonnes.

Adiós

Mais ce Pepe n’est plus. Mon cousin est aujourd’hui un homme malade. Mon père vient de payer son dernier traitement chez un psychiatre. Dans la famille, personne ne dit à combien se montent ses dettes, mais elles se chiffrent certainement en millions, et nous nous sommes tous accommodés du fait qu’il les traînerait toute sa vie. Sa fille, l’étudiante en médecine, tient une caisse dans un supermarché. Lorsque je le revois, le lendemain de mon arrivée, et que nous buvons un café ensemble, lui, mon père et moi, Pepe prononcera en tout et pour tout deux mots, “Hola” au début, “Adiós” à la fin.

La crise l’a changé comme elle a changé l’Espagne. Peut-être le pays se rend-il compte qu’il n’existe pas de raccourci pour l’Europe, pas de combine possible. Qu’il ne suffit pas d’avoir une monnaie forte, des dizaines d’aéroports, des lignes de chemin de fer, des terrains de golf et des A6 dans tous les garages. Le chemin est laborieux et connu.

Au départ, il y a la formation, la recherche, l’aide aux créateurs d’entreprises. Les Espagnols en sont capables, c’est un peuple formidable, mon peuple, mais la crise lui a montré où il se situait vraiment. A la périphérie de l’Europe, et non au centre. Le boom de l’immobilier, l’argent facile, l’euphorie ont tourné la tête des Espagnols. Non pas parce qu’ils étaient mauvais ou paresseux, mais parce qu’ils sont humains. (Fin)

Lire la première partie : Tout tourne autour de la crise

Lire la deuxième partie : Les Banques sont prises d'assaut

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