Lors de l’un de ses récents meetings de campagne [les législatives vont avoir lieu cet automne, la présidentielle au printemps prochain], Mikhaïl Saakachvili a déclaré que la Géorgie allait bientôt entamer des pourparlers en vue de simplifier, et à terme de supprimer, le régime de visas avec l’Union européenne. Le sujet concerne plusieurs centaines de milliers de Géorgiens qui vivent et travaillent dans l’UE, ou qui s’y rendent pour affaires ou pour le plaisir.
Toutefois, il est presque certain que c’étaient des paroles en l’air, car Micha [diminutif de Mikhaïl] ne peut ignorer que l’Europe n’ouvrira sous aucun prétexte ses frontières à la Géorgie dans les décennies à venir. Au risque de choquer, j’oserai d’ailleurs dire que, dans l’intérêt même de la Géorgie, il faut que les visas avec l’Europe demeurent, sans compromis.
Des pratiques moyenâgeuses
Les raisons pour lesquelles l’UE ne compte pas les supprimer me semblent évidentes. On aura beau répéter que nous sommes un “phare de la démocratie”, parler des progrès dans l’application de réformes radicales, etc., sur le terrain les mentalités évoluent peu, et nombre de nos concitoyens voient l’Europe comme un énorme supermarché qui ne demande qu’à être pillé. Les arrestations quotidiennes de Géorgiens en France, en Italie, en Espagne, en Grèce ou en Autriche montrent que les fables touchantes dont raffolent nos politiciens sur “ces gens, les meilleurs du pays, contraints de partir gagner leur vie à l’étranger, où ils travaillent dur” ne correspondent pas toujours à la réalité.
Quant aux raisons pour lesquelles les visas sont dans notre intérêt, j’aimerais les illustrer par un exemple qui pourrait sembler très décalé, celui des habitants du sud de l’Italie, dont la mentalité est proche de la nôtre. Je me suis toujours demandé pourquoi la Sicile, la Campanie (la région de Naples), la Calabre ou les Pouilles ne parvenaient pas à se défaire de l’emprise destructrice de la mafia. Ces régions sont celles d’un Etat qui fait partie du G7, qui dispose d’une économie développée, de hautes technologies, d’un système judiciaire. Alors, pourquoi y trouve-t-on encore ces pratiques moyenâgeuses, ces codes absurdes ?
De la nécessité d'être dos au mur
A mon sens, le problème du Sud italien vient du fait qu’il existe la puissante locomotive du Nord, ce qui empêche les gens de ressentir la nécessité impérative de changer les choses. La situation tragique des Napolitains et des Siciliens est aggravée par le fait qu’ils ont toujours un endroit où fuir. Celui qui refuse l’omerta peut tout envoyer balader, prendre un train et, quelques heures plus tard, se retrouver dans un tout autre monde, à Rome, à Milan ou à Turin. C’est ce qui empêche le Sud de voir se former une masse critique de personnes mobilisées qui se lèveraient un jour en disant : “Basta, ça ne peut plus durer !”
Moralité, si nous voulons que la Géorgie devienne un pays normal, nous devons ne pas avoir d’issue. Il faut que la majeure partie de la population, avec son passeport géorgien, ne puisse fuir nulle part, pour que notre seule solution soit de nous battre contre nous-mêmes, contre nos travers. Parfois, lorsqu’on est dos au mur, on fait preuve de trésors d’imagination. Je prie donc les fonctionnaires de l’UE de ne pas se hâter de supprimer les visas pour les Géorgiens. Dans notre intérêt.
Cet article a également été publié par Courrier International