Le roman de l’Europe

Peut-on écrire une fiction qui résume les atmosphères littéraires de plusieurs pays européens ? C’est ce qu’a fait le jeune et talentueux Patricio Pron dans "El comienzo de la primavera", à en croire l’écrivain espagnol Félix de Azúa.

Publié le 4 juin 2010 à 10:44

Chaque pays produit son atmosphère littéraire. On imagine difficilement, même s’il y en a, un roman italien noyé sous la pluie et enveloppé d’épaisses ténèbres. Ce serait une aberration. Dans les roman italiens, il faut un fond de mandoline, des adolescents à demi nus courant sur la plage et le récit doit culminer sur le déshonneur d'une femme mûre qui a trop veillé à sa virginité. L’Italie glacée, ténébreuse, battue par le maléfique Borée est circonscrite à l’école socialiste milanaise et à quelque Triestin tombé en désuétude.

L’épuisante diversité sociogéographique de la France, capable d’accueillir aussi bien la pénurie bretonne que l’oisiveté provençale et la pompeuse futilité parisienne se doit de présenter une composante stylistique de haut vol, celle de montrer en toute probité que l’auteur est très intelligent, ou au moins ingénieux, car il n’y a aucun moyen de traduire le mot esprit *. Autre condition sine qua non pour qu’elle impose le respect : l’auteur doit nécessairement avoir lu Barthes.

Ce que redoute le plus un écrivain anglais est qu’on le prenne pour un intellectuel français

Les Anglais, au contraire, détestent se dévoiler dans leurs écrits, et c’est sans doute la raison pour laquelle les autobiographies anglaises sont les plus impudiques. Après tant d’années à se cacher derrière une prose sobre, élégante, sceptique, distanciée, il arrive un moment qui provoque un emballement glorieux. Ce que redoute le plus un écrivain anglais est qu’on le prenne pour un intellectuel français, race pour laquelle il éprouve plus d’aversion encore, si c’est possible, que pour les touristes méridionaux braillards. Dans un roman à l’anglaise, nous devons découvrir très progressivement que le personnage qui avait l’air d’être un imbécile est, en réalité, le seul intelligent, même si à la fin du récit, c’est notre première impression qui l’emporte.

Il y a sans aucun doute un roman russe, avec des personnages qui pleurent toutes les larmes de leur corps tandis que leur mère essaie de les couvrir d’une misérable capote de la Deuxième Guerre mondiale pour ne pas qu’ils meurent de froid dans la neige, entourés de bouteilles de vodka vides, mais c’est un genre qui tombe en désuétude et qui cède peu à peu le pas au roman d’espionnage, peuplé d’agents secrets au service de cinq pays (Les États-Unis, la Chine, l’Italie, la Russie et le Panamá), ou au roman sur des mafieux géorgiens qui, en réalité, ont la haute main sur la basilique Saint-Pierre au Vatican, ou encore au roman de l’humoriste du village à qui Dieu apparaît sous l’aspect d’un renne coiffé d’un haut-de-forme. Tout cela a fait que le roman russe ressemble aujourd’hui à s’y méprendre au roman américain, et c’est pourquoi nous n’en parlerons pas.

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Les Suédois écrivent comme des Suisses et les Russes comme des Anglais

Le plus entier, cependant, le plus solide — et, au vu de sa maigre contribution au genre, il ne pouvait pas être moins — est le roman allemand. Il y fait un froid qui nous glace les artères et la brume empêche de voir plus loin que le bout de son nez, mais il est inutile de s’appesantir là-dessus. Le protagoniste vit parmi des voisins qui ont tout l’air de gens aimables et ennuyeux, mais au fil du récit, nous constatons que l’un reconstitue la bande à Baader, qu’un autre tenait autrefois une entreprise de savons d’Auschwitz, et qu’un autre encore a écrit une thèse de doctorat sur les fondements mathématiques de la Sachertorte.

Depuis deux siècles, les modèles européens ne cessent de se cristalliser avec l’humilité du carbone et à l’heure actuelle, il n’y a plus un seul Anglais qui écrive des romans anglais (il écrit des romans italiens, comme ceux de Martin Amis), aucun Russe qui ne se pique d’écrire des romans anglais, les Suédois écrivent comme des Suisses, j’en passe… Tous, sauf les Français, qui continuent à écrire des romans français.

La platitude de l'histoire romanesque espagnole

Et les Espagnols, me direz-vous ? Dans le roman espagnol cristallisé, il faut qu’apparaisse un commissaire de police qui rentre chez lui en criant : “Je suis un porc franquiste et je vais de ce pas infliger à ma femme des violences sexistes !” Ou bien un instituteur de village qui discute avec un gamin adorable et lui dit : “Comme je suis un instituteur républicain, je vais te montrer les vertus de la démocratie et de l’humanisme à travers le bel exemple des papillons.” Ce modèle décline plusieurs variantes, le commissaire pouvant être un chef d’entreprise néoconservateur du Parti populaire qui, le soir venu, se déguise en évêque afro, à moins que l’instituteur ne soit un transsexuel de Cadix qui sauve un adorable gamin des instincts libidineux du curé. Le modèle c’est bien connu, se trouve dans un état catatonique.

Il convient toutefois de souligner que c’est justement du fait de la platitude de leur histoire romanesque, que les écrivains espagnols se sont spécialisés dans le roman étranger et qu’ils produisent actuellement des exemples de plus en plus aboutis de littérature étrangère, au point que l’on assiste à un renversement de situation : ce sont maintenant les écrivains anglais qui imitent parfaitement les romans anglais écrits par des Espagnols.

Patricio Pron, le plus remarquable des jeunes romanciers

Soit, pourrions nous poursuivre, mais tout ce qui précède est un mensonge. Un Mac Guffin. Une astucieuse diversion, destinée à capter l’attention du lecteur avec des ficelles bon marché, pour l’entraîner dans la partie sérieuse de l’article qui est un panégyrique de celui qui, à mon avis, est aujourd’hui le plus remarquable des jeunes romanciers, mais je viens de tout juste de m’en rendre compte : Patricio Pron, dont "El comienzo de la primavera" (Mondadori, 2009) est un chef-d’œuvre. J’ai utilisé un artifice maladroit pour porter aux nues ce roman dense et parfait parce que je ne voulais pas vous gâcher la lecture et je pense que le meilleur résumé serait de dire qu’il s’agit d’un roman allemand dans son sens le plus noble. Ce qui, dans la tradition espagnole, est un hapax.

Si j’ajoute maintenant que Pron est à la hauteur du meilleur Sebald, du premier Handke, qu’il tutoie Bernhard ou qu’il a dépassé Jelinek, vous ne me croirez pas, d’où le ton désinvolte de l’article, simple lâcheté. Un excellent sirop, car l’histoire que raconte Pron est saisissante et présente une trame, remarquablement ficelée, dans laquelle un enquêteur parcourt la moitié de l’Allemagne à la poursuite de la figure fuyante d’un philosophe disciple de Heidegger, jusqu’à ce que la poursuite de l’homme se transforme en une persécution du concept même, et que nous glissions insensiblement de l’émotion à la réflexion, sur cette substance fragile qui nous permet de croire que nous sommes quelque chose et que les autres peuvent arriver à le savoir. Mais au bout du compte, nous ne sommes qu’une vieille photographie dont personne ne garde le souvenir.

Il n’y a pas de plus grand plaisir que celui de saluer un jeune maître et de lui dire : “Gloire à toi ! Maintenant, c’est à nous d’entendre tes enseignements.” Le deuxième plus grand plaisir est d’entendre les enseignements des jeunes.

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