Actualité Quel avenir pour l'Europe / 7

Deux Europe face à la crise

La crise économique a ralenti, voire arrêté, le rapprochement entre les pays d’Europe occidentale et ceux de l’ancien bloc communiste. Freinés dans leur élan vers la démocratie libérale par les déboires du capitalisme, ces derniers assistent à une subversion des valeurs pour lesquelles ils s’étaient battus, écrit l’intellectuel Predrag Matvejević.

Publié le 1 juillet 2010 à 08:46

L'Europe et l’autre Europe ne parviennent pas à se rapprocher vraiment l’une de l’autre, et encore moins à s’unifier. La crainte se propage que l’avenir puisse ressembler au passé, à un passé qui n’est pas si lointain, mais qui ressemble au pire et dont nous nous souvenons avec angoisse. Au début du troisième millénaire, l'Europe, l'Amérique et une grande partie du reste du monde ont été surpris par des évènements évidents, mais que pratiquement personne ne pouvait prévoir dans les pays dits de l'Est : une grande crise cyclique s’est amplifiée et banalisée, une des crises les plus graves de ces cent dernières années et qui continue à répandre ses effets dans la société et dans l’économie, à l'Est comme à l'Ouest, lançant ses assauts contre la politique et la culture, provoquant des situations que nous n’aurions pas pu imaginer, un déferlement d‘évènements que nous ne parvenons ni à contrôler ni surtout à endiguer.

La crise pousse les plus pauvres à soutenir les riches

Pouvions-nous imaginer, il y a seulement une dizaine d’années, que le capitalisme financier mettrait en danger l’existence du capitalisme même ? que ses contradictions, internes et externes mises à nu, l’exposeraient à ce point aux regards critiques ? le constat vaut aussi pour un néo-libéralisme contraint à renoncer aux diverses formes de libéralisation sur lesquelles il jurait la veille encore et dont il avait fait ses marques déposées ; pour un système bancaire qui freine le fonctionnement de ces mêmes banques, et également pour une bonne partie de l’Europe qui souffre d’euroscepticisme.

Une sorte de capitalisme sauvage envahit aujourd’hui des pays qui, hier, étaient considérés comme anticapitalistes. La crise pousse les plus pauvres à soutenir ceux qui possèdent les richesses, que ces derniers soient de droite ou même de gauche, dans l’espoir de conserver leur emploi en péril ou d’en obtenir un. Et cela, pour maintenir un niveau de vie normal, ou au moins convenable, voire seulement l’apparence d’un tel niveau de vie. Brecht avait écrit que fonder une banque était un crime bien plus grave que celui d’en dévaliser une. Mais aujourd’hui la plupart des pauvres ont peur de ce qu’il arriverait si une banque se déclarait en faillite, entraînant la ruine de ses actionnaires-propriétaires et la perte des actions qu’elle détient. "Du travail, du travail !" - est devenu une litanie. Nous sommes face à une inversion des valeurs en lesquelles beaucoup de gens ont cru et pour lesquelles ils ont fait de nombreux sacrifices.

L'intellectuel est condamné à la solitude et la dissidence n'opère plus

Cela fait longtemps que la politique a perdu certaines de ses références culturelles les plus remarquables ; elle évite même d’encourager la naissance d’une culture politique positive, quelle qu’elle soit. Les intellectuels sont éparpillés, ils opèrent en ordre dispersé, presque toujours enfermés dans des cercles étroits, dans leur propre milieu et seulement dans le cadre strict de leurs compétences. Les intellectuels sont des individus isolés qui ne parviennent pas à s’unir et à agir ensemble. Les détenteurs du pouvoir, pour la plupart, les ignorent ou les contraignent à rester repliés sur eux-mêmes. A quelques exceptions près, la voix des intellectuels ne se fait guère entendre dans la société au moment de la prise de décisions. La "dissidence" d’autrefois, qui avait osé prendre tant de risques durant les régimes staliniens et post-staliniens n’opère plus. L’intellectuel critique est condamné à la solitude. Les technologies et leurs applications les plus variées ont l’apparente capacité de se substituer à la vieille culture et à ses méthodes dépassées, obsolètes, d’être une culture en soi et pour soi et non pas un de ses dérivés. Les causes et les conséquences finissent par s’intervertir et ne parviennent plus à se déterminer les unes par rapport aux autres.

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Dans ce contexte, il faudrait déterminer aussi le rythme de ces évènements. Nous avons vu que la mondialisation est allé de l’avant par glissements successifs, en serpentant lentement et en rencontrant sur son passage une série d’obstacles et tout un dédale de méfiances. La crise, par contre, s’est étendue très rapidement et de manière directe, envahissant en un temps très bref la planète toute entière. Je me demande si et de quelle manière nous pourrons contrôler le rythme des évènements et l’orienter dans la direction favorable à l’énorme majorité de l’humanité. On peut aussi se demander ce qu’il se passera quand nous serons parvenus à sortir tout à fait de cette crise. D’où, de quel point partirons nous ? et dans quelle direction ferons- nous nos premiers pas ? Comment allons-nous reconquérir la confiance pour aller de l’avant ? À l’époque où nous vivons et avec les problèmes qui nous assaillent, les questions sont beaucoup plus nombreuses que les réponses qui nous sont données. Les réponses que nous entendons et lisons ne nous satisfont guère. Rarement elles sont encourageantes. Après tout ce dont notre civilisation a souffert, nous sommes devenus moins naïfs, plus critiques ou plus ironiques et c’est là un des rares éléments positifs de notre maigre bilan. Pas seulement à l’Est. Ex oriente lux? Il n’y a pas de quoi rire. L’Occident est las de lui même. Il continue à regarder fixement son sort. Peut-être est-ce tout ce qui lui reste à faire.

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