Les comédiennes lors d'une représentation de "La Maison de Bernarda Albasur"

Huit Gitanes pour dire Lorca

Engager des Gitanes analphabètes pour déclamer un texte du grand poète espagnol. Telle est l’expérience menée à Séville pour éviter que l’exclusion sociale soit aussi une exclusion artistique. Un thème actuellement débattu aux Rencontres européennes organisées pendant le Festival d’Avignon.

Publié le 8 juillet 2010 à 23:11
Teatro Español de Madrid  | Les comédiennes lors d'une représentation de "La Maison de Bernarda Albasur"

Rocío Montero a la cinquantaine et le teint olivâtre, elle vit à El Vacie, dans les environs de Séville, l’un des plus anciens bidonvilles gitans d’Europe. Elle y vit depuis plus de vingt ans, avec Manolo, son mari, ferrailleur, et ses sept enfants. Il y a quelques mois, par le biais d’un atelier du TNT Centre international d’investigation théâtrale, Rocío et sept autres Gitanes ont découvert l’œuvre de Federico García Lorca, “cet homme si bon qui a tant fait pour nous”. Gagnées par le virus du théâtre, les huit Gitanes sévillanes se sont prises au jeu et ont participé à ce projet d’intégration sociale unique en Espagne.

Le résultat artistique a été applaudi par la critique et même par Laura García Lorca, la nièce du poète et présidente de la Fondation Federico García Lorca. “Elles pensaient au début que Lorca était toujours en vie”, s’amuse Pepa Gamboa, metteuse en scène de cette version très particulière de La Maison de Bernarda Alba. “Certaines ne savent ni lire ni écrire, et évidemment elles n’ont aucune formation théâtrale, mais elles compensent ces lacunes avec un enthousiasme qu’on ne peut que leur envier.” “Nous sommes ‘alphabètes’”, ont-elles répété lors des interviews. Une difficulté qui ne les a pourtant pas empêchées de mémoriser le texte. Rocío évoque les répétitions de sa voix éraillée : “Pepa me lisait le texte et je le répétais : une, deux, trois, cinq fois… jusqu’à le savoir par cœur.”

L'isolement social : le quotidien des Gitanes d'El Vacie

Le parti pris radical de cette mise en scène a conduit Pepa Gamboa à élaguer un peu le texte et à autoriser des approximations plus contemporaines. Pour gagner en vraisemblance, la pièce a ensuite été enrichie d’ajouts proposés par les actrices elles-mêmes. Le résultat surprend par son intensité dramatique. Et c’est grâce à la constance et aux efforts de ces femmes que ce travail singulier a rencontré son public et a pu être présenté dans toute l’Espagne. “Un bref aperçu de la vie de ces femmes permet de constater que le parallèle avec les personnages de la pièce, des femmes soumises à un enfermement étouffant et atroce, est évident. Ce contexte d’isolement social, qui est le quotidien des Gitanes d’El Vacie, est très proche de celui d’Angustias, Magdalena, Amelia, Martirio et Adela, les héroïnes de Lorca. Pour elles, ce qui se passe dans la pièce n’est pas une tragédie, c’est leur vie de tous les jours”, souligne Pepa Gamboa.

"Des vigiles ont refusé de les laisser entrer dans une fête donnée en leur honneur"

Les premières représentations ont été très bien accueillies. “En novembre, nous étions dans le quartier d’El Vacie et en février au [prestigieux] Teatro Español de Madrid. Nous y avons joué à guichet fermé pendant quinze jours”, souigne Pepa Gamboa. Cette reconnaissance du public a permis aux actrices de prendre confiance en elles et de signer leur premier contrat de travail. Pourtant, par un étrange paradoxe, “elles souffrent encore de leur marginalisation. Il y a des endroits où on ne les laisse pas entrer. Souvent, il faut que je les accompagne pour qu’un taxi accepte de les prendre. Des vigiles ont même refusé de les laisser entrer dans une fête pourtant donnée en leur honneur.

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Aujourd’hui, si Rocío gagne de l’argent comme comédienne, elle garde cependant les pieds sur terre. Elle sait que sa vie l’attend à El Vacie et la seule chose à laquelle elle aspire, ce n’est pas de mener une carrière d’actrice professionnelle, mais d’avoir une maison “où ni la pluie ni les rats ne peuvent entrer” ; un lieu où toute sa famille pourrait vivre dignement.

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