Alexandre Loukachenko s'adresse à des journalistes après avoir voté aux élections législatives, à Minsk, le 23 septembre 2012.

Pour Loukachenko, nous sommes “des bandits démocrates”

Le président biélorusse a fait de l’ancien Etat soviétique une nation paria. Lors de l’un de ses rares entretiens, il affirme à Evguéni Lebedev, patron du quotidien britannique The Independent, que son peuple préfère la sécurité à la liberté.

Publié le 23 octobre 2012 à 11:16
Alexandre Loukachenko s'adresse à des journalistes après avoir voté aux élections législatives, à Minsk, le 23 septembre 2012.

On dit que l’on peut juger un homme aux personnes qu’il fréquente. Si c’est le cas, les connaissances d’Alexandre Loukachenko – dirigeant de la Biélorussie depuis 1994 – ne présagent rien de rassurant. Il décrit Bachar el-Assad, le président syrien dont le régime est responsable des massacres de Houla et Daraya, comme un homme “formidable”, “civilisé et absolument européen”. Il mentionne parfois le colonel Kadhafi, ainsi que Saddam Hussein. Dans ses bureaux faussement grandioses, à Minsk, il se rappelle les conversations familières qu’il avait avec l’ancien dictateur libyen : “Je lui ai dit : ‘Mouammar, tu dois résoudre toi-même la question de l’Europe !’ Puis il m’a parlé de ses relations avec Sarkozy”. Il se souvient aussi, d’un air sombre, de la façon dont le monde occidental s’est retourné contre lui, ancien allié sur la question irakienne. “*Des émissaires américains sont venus me voir avant la crise en Irak et m’ont demandé de déclarer publiquement qu’il y avait des armes nucléaires dans ce pays. J’ai refusé. Ils ont même ajouté que la Biélorussie en profiterait en termes d’investissements, etc. Il suffisait que je les soutienne. J’ai répondu que c’était impossible car il n’y avait pas d’armes nucléaires dans ce pays. Leur réponse ? ‘On vous croit, mais la machine de guerre est déjà enclenchée, on ne peut plus l’arrêter’. Je peux vous jurer que cette conversation a eu lieu, qu’un homme est venu me voir et que nous avons discuté de cette question ici même.*”

Bûches en plastique et élections truquées

Il s’appuie sur son dossier et me fixe du regard. Un faux feu brûle dans la cheminée et les bûches en plastique éclairent faiblement son profil gauche. “Il y a deux poids, deux mesures, insiste-t-il non sans raison. *Les Américains veulent nous imposer le système démocratique. Qu’ils aillent installer la démocratie en Arabie saoudite ! Est-ce que mon pays ressemble à l’Arabie saoudite ? Pas du tout ! Pourquoi ne font-ils pas campagne là-bas ? Parce que c’est un connard, mais c’est notre connard*. Vous êtes des bandits. Des bandits démocrates. Vous avez détruit les vies de milliers, voire de millions de personnes [en Irak et en Afghanistan], poursuit-il. Tous les jours, le monde occidental essaie de me rendre démocrate à coup de matraque. Si c’est ça leur démocratie, ils peuvent se la garder !

L’autoritarisme reste dominant dans les anciens pays du bloc soviétique. Depuis son élection en juillet 1994, Alexandre Loukachenko a peu à peu consolidé son pouvoir – impitoyablement, mais avec un certain talent politique – en usurpant les branches législative et judiciaire, et en muselant les médias. Fin 2010, un léger espoir est apparu lorsqu’à l’approche du scrutin présidentiel de décembre, les restrictions ont été assouplies pour permettre la candidature de neuf opposants, un cas sans précédent. Toutefois, cet espoir n'a pas fait long feu. Lors des manifestations qui ont suivi la victoire d’**Alexandre Loukachenko – une réussite frauduleuse, selon les observateurs internationaux – les forces de sécurité ont déferlé, armées jusqu’aux dents.**

Le président campe toutefois sur ses positions. “*Contrairement au Royaume-Uni, à la France ou aux Etats-Unis, nous n’avons jamais eu recours à des canons à eau pour disperser des émeutes. Même lorsque des manifestants se sont attaqué au palais du gouvernement et qu’ils ont défoncé la porte, fracassé les fenêtres et tenté d’occuper les locaux, nous n’avons utilisé ni canon à eau, ni gaz lacrymogène. Nous avons fait venir la police et les forces spéciales. A ce moment-là tous les badauds ont déguerpi et il ne restait plus que les militants : 400 personnes ont été arrêtées, c’est-à-dire celles qui attaquaient le palais*.

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Dans son dernier rapport annuel, Amnesty International souligne plusieurs témoignages récents selon lesquels des actes de torture et de mauvais traitement auraient eu lieu en Biélorussie. Le rapport mentionne également l’arrestation de centaines de personnes ayant participé à des “manifestations silencieuses”, lors desquelles elles avaient signifié leur opposition par des rassemblements dans des lieux publics où elles avaient applaudi ou fait sonner leurs téléphones mobiles. Selon Human Rights Watch, les étudiants qui critiquent le président sont désormais bannis des universités. Des fonctionnaires ont été licenciés pour le même motif.

Des rues impeccables ... et vides

Dans l’ensemble, la Biélorussie a enregistré de bons résultats économiques depuis l’arrivée au pouvoir d’**Alexandre Loukachenko et a longtemps fait partie des pays de l’ex-URSS en bonne santé, selon l’indice de développement humain des Nations Unies. En 2005, le FMI a confirmé qu’au cours des sept années précédentes, son gouvernement avait divisé par deux le nombre de pauvres et conservé la distribution des revenus la plus juste de toute la région. Les soins de santé étaient gratuits et l’accès à l’éducation universel.**

Ces résultats ont été obtenus grâce à la méthode soviétique, puisque 80 % de l’industrie et 75 % des banques étaient aux mains de l’Etat. Toutefois, il ne faut pas oublier que la méthode soviétique implique également la privation de libertés fondamentales. Arriver à Minsk revient à mettre les pieds dans un monde qui, au moins dans le reste de l’ex-URSS, a disparu depuis vingt ans.

J’étais encore enfant lors de l’effondrement du bloc soviétique, mais je me souviens bien, surtout par rapport à la suite des événements, à quel point les rues étaient propres et les voitures rares. Minsk correspond toujours à cette image aujourd’hui : impeccable et vide. Les échos qu’elle suscite sont confirmés par son apparence. Après avoir été détruite au cours de la Seconde Guerre mondiale, la ville a été reconstruite presque intégralement par des prisonniers de guerre allemands : on y trouve des immeubles résidentiels imposants, élégants et typiques de l’époque stalinienne, ainsi que de larges boulevards balayés par les vents. On dirait une photo tirée des vieux albums de mes parents.

La ressemblance n’est pas uniquement d’ordre esthétique, elle se manifeste également d’un point de vue politique : on peut voir des agents de sécurité en civil faire des rondes à l’aéroport, dans les lieux publics et même dans certains bars ; les services de renseignement - qui s’appellent toujours KGB en Biélorussie - sont situés au cœur de la capitale dans un bâtiment néoclassique qui occupe un pâté de maisons tout entier ; une statue de Lénine trône toujours au centre de la ville.

Manifestations silencieuses

La crise économique mondiale a durement touché le pays et menace le “miracle biélorusse” dont se vante depuis longtemps le président. C’est grâce à son contrat social – les meilleurs systèmes en matière de santé, d’éducation et de sécurité de toute la région en échange de certains droits politiques – qu’**Alexandre Loukachenko a toujours justifié son règne. Depuis quelques années, la monnaie a été dévaluée trois fois et l’inflation a pris son envol. Les subventions gazières consenties par Moscou, essentielles pour maintenir l’économie à flot, ont failli être remises en cause lorsque la Russie a brutalement augmenté les prix. Le président a alors été contraint de vendre à Gazprom la société Beltransgaz, l’un des joyaux biélorusses, afin de conserver des tarifs préférentiels.**

Cette période difficile a entraîné le mécontentement de la population, une tendance qui s’est soldée par une répression accrue. Les manifestations silencieuses de l’opposition ont commencé en réaction aux représailles extrêmement rapides des autorités dès que des manifestants commençaient à scander des slogans. Ce n’est pas pour autant que cette méthode a permis d’épargner les opposants. On peut voir sur YouTube des images de la police en train de disperser ces rassemblements et ce n’est pas joli à voir.

Lukachenko est méchant ! Et alors ? a rétorqué le président lorsqu’il a dû répondre de ces actions. *Sortez dans la rue, regardez autour de vous : tout est propre, impeccable, des gens normaux se promènent. Un dictateur peut au moins être fier de ça.” A-t-il fait des erreurs ? Aurait-il fait certaines choses différemment au cours de son mandat de presque 20 ans ? “Aucune erreur systématique, a-t-il répondu, puisque je ne m’en souviens pas.*”

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