Le père de la Turquie laïque n'aurait sans doute pas apprécié les réformes constitutionnelles voulues par le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan.

Erdogan enterre Atatürk

En votant oui à la profonde réforme de la Constitution voulue par le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan, les Turcs ont marqué leur volonté de moderniser le pays et de se rapprocher de l'UE, même si cet aspect n'était pas au centre de la campagne électorale.

Publié le 13 septembre 2010 à 13:29
Le père de la Turquie laïque n'aurait sans doute pas apprécié les réformes constitutionnelles voulues par le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan.

Dans un article récent, Fadi Hakura, spécialiste de la Turquie à la Chatham House, l’institut royal des affaires internationales de Londres, s’interrogeait sur une idée bien ancrée selon laquelle, sans l’Europe, "la Turquie ne pourrait pas ou ne voudrait pas devenir une démocratie libérale". D’après lui, "alors que le processus d’adhésion à l’Union européenne est dans l’impasse, la société turque évolue vers plus de démocratie, de laïcité et de renouveau socio-économique… L’Europe commet une grave erreur en rejetant Ankara. La Turquie est un véritable signe d’espoir et un modèle pour bien des pays, musulmans ou non ; elle construit son avenir avec ses propres forces. Une Turquie moins dépendante de l’Union européenne permettrait enfin de casser le mythe de l’Europe comme unique instrument possible d’une libéralisation de la Turquie, et par extension des pays arabes du Moyen-Orient".

Hakura a-t-il raison ? Une chose est sûre : la modernisation de l’Empire ottoman a largement suivi le modèle européen. A l’époque, modernisation était synonyme d’occidentalisation. A sa création, la république turque s’inspirait largement des modèles de modernisation autoritaires en Europe (Allemagne, Italie, Union soviétique). La Turquie a pris pour exemple les démocraties occidentales à la fin de la Seconde Guerre mondiale, puis l’Union européenne après la Guerre froide.

La candidature de la Turquie à l’entrée dans l’Union européenneen 1999 n’a pas seulement conduit à la libéralisation du courant islamiste turc, elle s’est également traduite par l’émergence d’une vaste coalition pro-européenne comprenant même les forces armées. Entre 2001 et 2005, les réformes constitutionnelles et légales marquant le début d’une transition – de la tutelle bureaucratique du régime vers l’adoption des normes démocratiques européennes – ont été approuvées à la fois par le pouvoir - le parti de la Justice et du Développement (AKP) - et par l’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP).

Le meilleur du journalisme européen dans votre boîte mail chaque jeudi

Le "soft power" de l'UE envers la Turquie a considérablement diminué

Les signaux négatifs envoyés par l’UE après 2005, notamment l’affirmation par le gouvernement français que la Turquie n’appartenait pas à l’Europe, ont toutefois largement refroidi l’enthousiasme populaire en faveur de l’adhésion. L’armée et les partis d’opposition menés par le CHP "social-démocrate" ont alors commencé à s’insurger contre les réformes imposées par l’UE. Le "soft power" de l’UE envers la Turquie, autrement dit sa capacité à faire figure de modèle, a considérablement diminué, pour ne pas dire complètement disparu.

Hier, la Turquie a approuvé par référendum une série d’amendements constitutionnels représentant un second pas de géant (après les réformes de 2001-2005) vers la démocratie libérale. Les réformes prévues par ces amendements sont conformes aux exigences de l’Union européenne en vue de l’adhésion. Les institutions européennes, menées par la Commission, ont exprimé leur soutien à ces réformes, jugeant qu’elles allaient "dans la bonne direction".

Les encouragements de l’Union européenne semblent toutefois n’avoir eu que peu, voire pas du tout, d’influence sur la campagne. Tous les principaux partis d’opposition ont continué à faire feu de tout bois contre les projets d’amendements du gouvernement ; le nouveau chef du CHP, Kemal Kiliçdaroglu, allant jusqu’à déclarer que les fonctionnaires européens avaient été achetés par l’AKP pour soutenir ses réformes. Certaines voix dans l’opposition ont également affirmé qu’il était nécessaire de rejeter ces amendements afin d’empêcher "Washington et Bruxelles de diriger les affaires" de la Turquie.

Les partisans du "oui" menés par le gouvernement de l’AKP ont peu parlé du processus d’adhésion pour défendre leur réforme, préférant mettre en avant d’autres nécessités comme la disparition de la tutelle bureaucratique du régime, la fin des coups d’Etat militaires, le remplacement de la Constitution de l’armée par celle du peuple et la poursuite de la démocratisation en vue du développement économique.

Réactions

Un pas entre islamisme et démocratie

Le large oui (58%) au référendum sur la révision constitutionnelle en Turquie suscite de nombreux commentaires dans l’Union européenne.Pour La Stampa, les mesures principales que sont la réduction du rôle des militaires au sein de la justice civile, de la Cour constitutionnelle et du Conseil de sécurité nationale démontrent qu’il "ne s'agit pas de détails, mais d'éléments d'une grande portée, qui marquent le crépuscule du kémalisme et le début d'une sorte de contre-révolution islamique". "On peut bien dire que le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan est sorti vainqueur d'une épreuve plébiscitaire qui avait pour thème central un jugement sur ses mouvementées huit années de pouvoir", estime l’éditorialiste Enzo Bettiza. Des années "très compliquées pour ce qui est des relations que la Turquie a noué tantôt avec une Europe incertaine, tantôt avec l'islamisme". "Les réformes ne feront pas de la Turquie une dictature islamique comme le prétendent les critiques d'Erdogan", estime au contraire le Tagesspiegel. "Elles démocratisent le pays, même s'il reste toujours beaucoup à faire avant que la Turquie n’atteigne le niveau européen". Pour le quotidien berlinois, "le oui des Turcs est un signal important".Car "pour que la Turquie ne soit plus une démocratie imparfaite et puisse s´intégrer dans les valeurs de l´UE", note de son côté El País. Le pays "a besoin que les militaires restent dans les casernes et que les juges se limitent à être la 'bouche froide' de la loi, mais il a aussi besoin d’une alternance au pouvoir", comme dans n´importe quel pays européen normal. A Bucarest, Adevărul considère que "la Turquie a voté pour l'islamisation et la démilitarisation". Mais le quotidien note surtout que "le cheval de bataille d’Erdogan", la fin de l’immunité des auteurs du coup d’Etat de 1980, "est devenu caduque", car le délit est prescrit depuis le jour du référendum. Le procès des généraux réclamé par l’UE n’aura donc pas lieu.

Tags
Cet article vous a intéressé ? Nous en sommes très heureux ! Il est en accès libre, car nous pensons qu’une information libre et indépendante est essentielle pour la démocratie. Mais ce droit n’est pas garanti pour toujours et l’indépendance a un coût. Nous avons besoin de votre soutien pour continuer à publier une information indépendante et multilingue à destination de tous les Européens. Découvrez nos offres d’abonnement et leurs avantages exclusifs, et devenez membre dès à présent de notre communauté !

Média, entreprise ou organisation: découvrez notre offre de services éditoriaux sur-mesure et de traduction multilingue.

Soutenez le journalisme européen indépendant

La démocratie européenne a besoin de médias indépendants. Rejoignez notre communauté !

sur le même sujet