Le Premier ministre britannique Margaret Thatcher et le président de la Commission européenne Jacques Delors, à Londres, en décembre 1989.

L’Europe, la petite faiblesse qui a perdu Thatcher

L'ancien Premier ministre, dont les funérailles se tiennent le 17 avril, avait foi en la grandeur de son pays et se méfiait de l'Europe. C'est ce qui a provoqué sa chute et fini par affaiblir la position du Royaume-Uni.

Publié le 17 avril 2013 à 10:16
Le Premier ministre britannique Margaret Thatcher et le président de la Commission européenne Jacques Delors, à Londres, en décembre 1989.

Tous ceux qui ont connu Margaret Thatcher se souviennent de son terrifiant sac à main [devenu un symbole de la Dame de Fer, son sac à main est également à l'origine du verbe to handbag signifiant malmener, rudoyer]. J'ai moi-même pu tâter du style thatchérien lorsque Nigel Lawson, alors chancelier de l'Echiquier [ministre des Finances], s'était mis en tête de fixer le cours de la livre sterling sur celui du Deutschmark, une idée que Margaret Thatcher rejetait fermement. De toute évidence, avais-je hasardé, elle ne pourrait que céder aux pressions du Trésor et faire entrer la livre dans le mécanisme de taux de change européen.

Cela se passait en 1989, à l'occasion d'un cocktail organisé par des journalistes politiques à Westminster. Répondant à mon crime de lèse-majesté, Margaret Thatcher m'avait (littéralement) attrapé par le col et expliqué : “Monsieur Stephens ! Vous ne comprenez pas ! Je ne laisserai pas les Belges décider du cours de la livre !”. Si mon intention était d'écrire sur la politique économique du gouvernement, poursuivit-elle, je ferais mieux de ne pas trop prêter attention aux déclarations du Trésor.

Il s'agissait de propos informels mais, même sans les points d'exclamation, cela faisait un bon papier. Outre l'idée – plutôt curieuse – que son propre ministre n'était pas digne de confiance, toute son attitude exprimait son antipathie viscérale et croissante à l'égard de l'Europe. Cette hostilité a provoqué sa perte et constitue un héritage fort encombrant pour le Parti conservateur. Aujourd'hui encore, cet état d'esprit pourrait conduire le Royaume-Uni à sortir de l'Union européenne.

En guerre contre Jacques Delors

Je n'ai jamais compris ce que Margaret Thatcher avait contre les Belges. Elle s'entendait plutôt bien avec les Néerlandais. Peut-être le problème de la Belgique était d'abriter les institutions européennes. À la fin des années 1980, Thatcher était en effet en guerre contre Jacques Delors, le président socialiste de la Commission européenne. Il est toutefois plus probable que le crime de la Belgique – divisée entre francophones et néerlandophones – était de dépendre pour sa survie d'un consensus continental que la Dame de Fer ne pouvait pas accepter.

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On l'imagine très bien déclarer que si la Belgique aimait tant l'idée d'une Europe fédérale, c'est parce qu'elle n'était pas un pays à part entière. Thatcher rappelait régulièrement aux dirigeants européens comme François Mitterrand ou Helmut Kohl que la souveraineté britannique (ou plutôt anglaise) reposait sur une histoire millénaire.

Ses relations houleuses avec l'Europe devaient causer sa perte au plan politique. Alors que l'adoption de la poll tax [un nouvel impôt fortement inégalitaire] avait dressé tout le pays contre elle, son refus obstiné d'une plus grande intégration européenne – le fameux “no, no, no” – poussa ses collaborateurs à l'abandonner. La démission du chancelier de l'Echiquier l'obligea à faire machine arrière sur la livre sterling et les Belges. Le Royaume-Uni finit par rejoindre le mécanisme de taux de change européen. En revanche, il était trop tard pour sauver Thatcher.

Une fille de Churchill

Les dirigeants européens des années 1980 étaient des enfants de la Seconde Guerre mondiale. Helmut Kohl s'était donné pour mission de faire de l'Allemagne un pays qui ne représente pas une menace pour l'Europe, et François Mitterrand pensait pouvoir y parvenir en maintenant l'hégémonie de la France sur le continent. Thatcher avait grandi avec Churchill et l'image d'une grande nation glorieuse faisant face seule à l'ennemi contre les forces continentales de la tyrannie.

L'euro-scepticisme britannique est dominé à la fois par un sentiment de supériorité et un manque de confiance en soi. Le premier veut qu'une nation qui a toujours suivi sa propre voie n'a pas besoin de partager sa souveraineté avec ses voisins. Le deuxième est davantage un sentiment de peur que d'assurance et voit en Bruxelles un monstrueux piège visant à étouffer les libertés et les ambitions des Britanniques.

Thatcher représentait le premier de ces sentiments. Sa confiance dans le rayonnement mondial du Royaume-Uni avait de quoi séduire. Les années 1970 avaient brisé l'esprit national. Les journalistes qui l'accompagnaient n'ont sans doute jamais vu un Premier ministre faire autant sensation à l'étranger, que ce soit sur la place rouge de Moscou, en montant dans un TGV à Tokyo ou lors d'une visite à la Maison-Blanche chez son cher Ronald Reagan.

Candidate pro-européenne

Son célèbre discours de Bruges — où elle tira à boulets rouges sur la vision de Jacques Delors et son super-Etat socialiste — avait une portée que les responsables politiques d'aujourd'hui ne comprendraient pas. Sa vision de la démocratie s'étirant de l'Atlantique jusqu'à l'Oural était en avance sur son temps. Même ses inquiétudes concernant les répercussions de la réunification allemande avaient quelque chose de prémonitoire. Quant à la monnaie européenne, elle avait identifié bon nombre des contradictions internes que ses créateurs ont préféré ignorer.

Ce sont ses illusions qui finiront par la perdre. Thatcher avait su répondre à la menace soviétique avec Reagan, reprendre les Malouines aux Argentins et récupérer son argent auprès de Bruxelles. Le pouvoir lui était monté à la tête. Dans les années 1970, elle s'était présentée comme une candidate pro-européenne pour qui l'UE était un instrument essentiel pour la défense des intérêts britanniques. L'Europe avait "ouvert des portes sur le monde qui, sans cela, se seraient fermées". Dix années de pouvoir finirent par la rendre aveugle.

C'était en effet une chose que de prédire que le retour de la question allemande serait un facteur de déstabilisation en Europe. C'en était une autre que de croire, ainsi qu'elle en a donné l'impression, qu'elle pouvait intriguer avec Mitterrand pour priver de démocratie les citoyens d'ex-Allemagne de l'Est. Quant à sa relation spéciale avec Washington, George H.W. Bush s'est rapidement tourné vers l'Allemagne réunifiée comme leader naturel du continent.

L’autre stratégie de Cameron

À Bruges, elle avait martelé qu'elle défendrait sa position, pas question pour cette Dame si spéciale de ruminer sur la touche. David Cameron, qui subit les pressions d'euro-sceptiques conservateurs de plus en plus nombreux, a choisi une autre stratégie. Son gouvernement n'a pas participé aux discussions sur l'intégration économique. En soutenant le marché unique, Thatcher avait montré quelle forme d'influence le Royaume-Uni pouvait exercer sur l'Europe.

Si la Dame de Fer a exprimé sa méfiance à Bruges, ses héritiers du Parti conservateur sont aujourd'hui plus enclins au défaitisme. Le Royaume-Uni, semblent-ils dire, est une victime, il a donc intérêt à partir.

Le pays a conservé sa chère livre sterling et les responsables politiques de tous les bords se félicitent d'avoir su garder les Belges et l'euro à distance. Reste qu'à examiner la triste situation économique du pays aujourd'hui, on se demande bien ce que le Royaume-Uni y a gagné.

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