Actualité Crise de la zone euro
"Les 95 thèses de Martin Luther", peinture de Ferdinand Pauwels (1872).

L’Europe a besoin d’un nouveau Luther

L’Union européenne est en train de se transformer en une Eglise corrompue régie par un pays, l’Allemagne, qui impose une orthodoxie financière dogmatique. Pour l’éditorialiste Barbara Spinelli, la politique doit reprendre les commandes au moyen d’un schisme protestant généré par des initiatives populaires.

Publié le 17 mai 2013 à 14:46
"Les 95 thèses de Martin Luther", peinture de Ferdinand Pauwels (1872).

Ce genre de choses n’arrivent que dans une Europe à la dérive, non pas pour des raisons économiques, mais à cause de l’ineptie convulsive de sa politique : je veux parler du scandale d’une Cour constitutionnelle allemande qui régente désormais la vie de tous les citoyens de l’Union, face à une Cour constitutionnelle portugaise qui n’a pas le moindre poids. Je veux parler de Jens Weidmann, gouverneur de la banque centrale allemande, qui accuse Mario Draghi d’outrepasser ses fonctions – en sauvant l’euro avec les moyens qui sont à sa disposition – et déclare sans vergogne la guerre à une monnaie que nous disons unique précisément parce qu’elle n’est pas seulement celle de Berlin.

En effet, le mandat de la BCE est clair, même si Jens Weidmann en conteste la constitutionnalité : le maintien de la stabilité des prix (article 127 du traité de Lisbonne) mais dans le respect de l’article 3, qui prescrit le développement durable de l’Union, le plein emploi, l’amélioration de la qualité de l’environnement, la lutte contre l’exclusion sociale, la justice et la protection sociales, la cohésion économique, sociale et territoriale, et la solidarité entre les Etats membres. Que l’article 3 ne figure pas non plus sur le site Web de la BCE, de crainte que Berlin n’en prenne ombrage, c’est que quelque chose ne tourne pas rond dans la marche actuelle de l’Union.

Dans un an, en mai 2014, nous voterons pour le renouvellement du Parlement européen. Cette date, surtout pour les Italiens, revêtira une importance particulière. Parce que l’Europe de la troïka (BCE-Commission-FMI) n’a jamais autant pesé sur nos vies. Parce que ses remèdes anticrise sont contestés partout par les peuples, allant jusqu’à ébranler le médecin qui est le plus empressé de les administrer : le 22 septembre, les Allemands se rendront aux urnes et récompenseront peut-être Alternative pour l’Allemagne, un parti antieuropéen à peine sorti de l’œuf en février dernier. Les partis devront cesser de faire croire qu’ils peuvent "faire plier" Angela Merkel. En Italie, surtout, ils devront cesser de tromper les électeurs et les citoyens. Pour la première fois, enfin, s’ils l’osent, ils pourront désigner le président de la Commission. C’est inscrit dans les traités.

Les sacro-saints et les damnés

Si nous parlons de mensonges, c’est parce qu’aucun gouvernement n’est en mesure de faire plier Berlin avec les arguments exclusivement économiques brandis jusqu’ici : un peu moins d’austérité, un peu de croissance, quelques allègements. Fermement convaincue que seuls les marchés pourront nous contraindre à la discipline, l’Allemagne ne bougera que si la politique prend le dessus sur des thèses économiques qui ont dégénéré en dogmes. Si les gouvernements, les partis et les citoyens affichent des visions claires sur ce que doit être une autre Europe, et non cette Europe actuelle dotée de ressources indigentes, revenue à l’équilibre des pouvoirs qui régnait au 19e siècle.

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A l’heure qu’il est, l’Union fait penser à une Eglise corrompue qui aurait besoin d’un schisme protestant : d’une Réforme de son credo et de son lexique. D’un plan détaillé (les thèses de Martin Luther étaient au nombre de 95). C’est en lui opposant une foi politique que l’on pourra renverser la papauté économique. C’est la seule façon de rompre avec la religion dominante, et Berlin aura à choisir entre une Europe à l’heure allemande ou une Allemagne à l’heure européenne, entre l’hégémonie et la parité entre les Etats membres. C’est un choix devant lequel elle s’est toujours trouvée : l’Europe, déclarait Adenauer en 1958, "ne peut être abandonnée aux économistes".

L’orthodoxie germanique ne date pas d’aujourd’hui. Elle s’est affirmée après la guerre et porte le nom d’"ordolibéralisme" : parce qu’ils sont toujours rationnels, les marchés savent parfaitement corriger les déséquilibres, sans ingérence de l’Etat. C’est l’idéologie du "chacun balaie devant sa porte" : chaque pays expie ses fautes seul (l’allemand "Schuld" veut à la fois dire "dette" et "faute"). La solidarité et la coopération internationales ne viennent qu’ensuite, pour récompenser les pays qui ont bien fait leurs devoirs. Comme en Angleterre, on invoque aussi fallacieusement la démocratie : en déléguant des pans de sa souveraineté, on déshabille les parlements nationaux. Voilà comment la Cour constitutionnelle allemande se retrouve invitée à se prononcer sur la moindre initiative européenne.
S’il y a tromperie, c’est parce qu’au sein du navire Europe, les démocraties ne sont pas toutes sur un pied d’égalité : il y a les sacro-saintes et les damnées. Le 5 avril dernier, la Cour constitutionnelle du Portugal a invalidé quatre mesures de la cure austérité imposée par la troïka (des coups de rabot sur les dépenses publiques et les pensions), parce qu’elles étaient contraires au principe d’égalité. Le communiqué diffusé le surlendemain par la Commission européenne, le 7 avril, ignore totalement le verdict de la Cour et "se félicite" que Lisbonne poursuive la thérapie convenue, refusant toute renégociation : "Il est essentiel que les institutions politiques clés du Portugal restent unies pour appuyer" le redressement en cours. La différence de traitement entre les juges constitutionnels allemands et portugais est si malhonnête que l’idéal européen aura du mal à survivre chez les citoyens de l’Union.

La solution du schisme

Certains disent que l’Europe peut survivre si l’hégémonie allemande se montre plus bienveillante, tout en restant une hégémonie. C’est ce qu’a appelé de ses vœux George Soros en septembre 2012 dans la New York Review of Books, avec des arguments solides. Le gouvernement polonais l’exige. En Allemagne, la bienveillance est réclamée par ceux qui craignent non pas l’hégémonie, mais une auto-idolâtrie peu ostentatoire, introvertie.
Si l’Allemagne a voulu une Europe supranationale, jusqu’à la faire figurer dans la Constitution, c’est parce que les tenants de l’"ordolibéralisme" (à la Banque centrale, dans les écoles) ont été maintes fois mis à l’écart. Adenauer a imposé la CEE et le pacte franco-allemand à un ministre de l’Economie – Ludwig Erhard – qui fit ce qu’il put pour les enterrer et accusa la CEE d’"endogamie" protectionniste, de "non-sens économique". Avec Londres, il essaya de torpiller les Traités de Rome, préférant de loin une zone de libre-échange.

Ni Adenauer, ni le premier président de la Commission, Walter Hallstein, ne l’ont écouté, et la rationalité politique l’a emporté grâce à eux. Le même scénario se répète avec l’euro : là aussi, avec Paris, Helmut Kohl a privilégié la politique, faisant fi des économistes des courants majoritaires et de la Banque centrale. Aujourd’hui, l’Europe se retrouve à la même croisée des chemins, mais avec des politiques caméléons, dépourvus de vraie détermination. La crise a fait perdre au peuple allemand ses illusions. L’"ordolibéralisme" se politise et règle ses vieux comptes.

Il ne reste donc plus que la solution du schisme : la construction d’une autre Europe qui émanerait de la base plutôt que des gouvernements. Un projet existe déjà, rédigé par l’économiste Alfonso Iozzo : selon les tenants du fédéralisme, il pourrait prendre la forme d’une "initiative citoyenne européenne" (article 11 du Traité de Lisbonne) à présenter à la Commission. L’idée est de doter l’Union des ressources suffisantes pour relancer la croissance à la place d’Etats membres contraints à la rigueur.

Une croissance non seulement moins coûteuse, parce qu’élaborée de concert, mais aussi socialement plus juste et plus verte, parce qu’alimentée par les taxes sur les transactions financières, la taxe carbone et une TVA européenne. Les deux premières taxes permettront de dégager de 80 à 90 milliards d’euros : le budget communautaire respecterait le plafond de 1,27% [du PIB] convenu à l’époque. En mobilisant la Banque européenne d’investissement et les obligations européennes, cela donne un plan de 300 à 500 milliards et 20 millions de nouveaux emplois dans l’économie de demain (recherche, énergie).

Pour ce faire, il faut toutefois que la politique revienne sur le devant de la scène et redevienne, comme le préconise l’économiste Jean-Paul Fitoussi, non pas un ensemble de règles automatiques, mais un choix. Il faut renouer avec l’auto-subversion de Luther quand il rédigea ses 95 thèses et déclara, selon certains : "Là, je suis dans le vrai. Je ne peux faire autrement. Dieu me vienne en aide, amen".

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