La plaie des inégalités salariales

Droite et gauche sont de plus en plus d'accord : le gouffre qui se creuse entre les rémunérations des chefs d’entreprises et les salaires moyens menace la classe moyenne et sape nos démocraties, écrit l'éditorialiste conservateur du Times Anatole Kaletsky.

Publié le 15 novembre 2010 à 14:54

Dans les années qui viennent, quelle sera la plus grande menace pour notre mode de vie et notre démocratie ? Une récession à deux chiffres, le fardeau de la dette publique ou la guerre en Afghanistan ? Aucun des trois, si l’on en croit deux des penseurs les plus affûtés qui, l’un de gauche et l’autre de droite, ne font pas mystère de leur accord sur un point : c’est l’inégalité, en particulier le gouffre qui ne cesse de se creuser entre les très riches et tous les autres, qui menace aujourd’hui le consensus social et la stabilité politique, non seulement en Grande-Bretagne, mais aussi en Amérique et en Europe, à un stade que l’on avait plus connu depuis l’époque sombre qui avait précédé les deux guerres mondiales.

Il y a peu, j’ai entendu l’ancien ministre conservateur Michael Portillo décrire la démocratie d’un ton sinistre comme “une expérience qui n’a pas fait ses preuves” et qui pourrait ne pas survivre au “désastre en cours” de l’inégalité. J’ai également lu Them and Us [Eux et Nous], le formidable nouveau livre de Will Hutton, qui affirme que la cause fondamentale de la crise financière a été le mépris de “l’équité” en tant que principe directeur de la réglementation financière, de la gestion économique et de la politique sociale.

Portillo l’admet, il est amèrement déçu par le comportement cupide et irresponsable de la riche élite financière et patronale britannique. Les dirigeants de sociétés financières de taille moyenne touchent en général 2 millions de livres (2,3 millions d’euros) par an et continuent à se consentir des augmentations, alors que l’employé moyen est confronté à des réductions des salaires et des retraites. De telles disparités pourraient s’avérer incompatibles avec la démocratie, selon Portillo. Les gens considéreraient-ils encore la démocratie comme un “accord équitable” s’ils avaient le droit de voter pour un nouveau gouvernement seulement une fois tous les cinq ans tandis que leurs patrons, qui gagnent cent fois plus qu’eux, auraient le droit de se voter des augmentations chaque année ?

81 fois le salaire d'un employé de base

Hutton sous-entend que les inégalités extrêmes sont non seulement moralement répugnantes, mais qu’elles infligent de lourdes pertes économiques à la société. Loin d’encourager la création de richesse et l’innovation, il soutient qu’elles fragilisent l’esprit d’entreprise en offrant de juteux profits pour des jeux à somme nulle où les intervenants se contentent de déplacer des actifs existants. Quand la finance devient aussi absurdement lucrative qu’elle l’est dans l’Amérique et la Grande-Bretagne modernes, l’esprit d’entreprise et le talent sont immanquablement détournés de la création de nouvelles richesses authentiques.

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Quant à ceux qui prétendent que les gigantesques disparités salariales sont le reflet naturel du besoin de motiver les accomplissements managériaux, surtout dans le secteur financier, Hutton leur rétorque, cinglant : J. P. Morgan, que l’on peut sans doute considérer comme le banquier le plus couronné de succès de l’histoire, “avait décrété que ses principaux directeurs ne devraient pas toucher plus que vingt fois le salaire minimal des employés de ses entreprises”. Par conséquent, l’idée de proposer à quelqu’un 81 fois le salaire d’un employé de base le laisserait sceptique — ce qui est pourtant la différence moyenne entre les dirigeants et les employés sans qualifications au Royaume-Uni, pour ne rien dire de la situation aux Etats-Unis, où cette différence est de l’ordre de 300.

Dieu seul sait ce que Morgan aurait pensé d’un autre chiffre scandaleux cité par Portillo : l’inégalité a désormais atteint de tels sommets que les 74 citoyens les plus riches des Etats-Unis touchent à eux tous plus que l’ensemble des 19 millions d’Américains les moins payés. Et c’est là que nous nous heurtons à un paradoxe aussi frappant que l’aggravation de cette inégalité en elle-même. Dans le monde entier, la politique, au lieu de s’orienter en faveur de davantage d’égalité et d’une meilleure redistribution, a basculé à droite au cours des dix dernières années.

L'angoisse de l'inégalité ne cesse de croître

Loin d’annoncer une nouvelle ère “d’équité”, la crise financière et le gouvernement de coalition entraînent apparemment la Grande-Bretagne dans la direction opposée, comme le montrent la vigoureuse reprise des primes et la nature régressive des réductions budgétaires. Pourquoi la classe politique agit-elle à l’encontre de la notion de redistribution alors même que l’angoisse que suscite l’inégalité dans l’opinion publique ne cesse de croître ?

Cela tient peut-être à l’identité des classes sociales qui ressentent le plus cette inégalité. Quand les pauvres souffrent d’une chute de leurs revenus, l’inégalité peut vraiment menacer la stabilité sociale et contraindre les politiques à braquer vers la gauche. Quand la fortune bourgeonnante des riches est la principale cause de l’inégalité, l’impact n’est pas ressenti par les démunis, mais par les classes moyennes. Elles ne peuvent plus s’offrir de résider dans les quartiers qui les intéressent, et ne peuvent plus bénéficier des avantages que leurs parents considéraient comme acquis, que ce soient des établissements scolaires réputés ou des dîners dans les meilleurs restaurants.

Le dangereux ressentiment des classes moyennes

Ce genre d’inégalité engendre le ressentiment de la classe moyenne, qui se montre alors hostile à une politique de redistribution qui favorise essentiellement les pauvres. C’est la situation que nous connaissons aujourd’hui en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. L’opposition populaire à la politique de redistribution va probablement se durcir quand les réformes mises en œuvre par le gouvernement de coalition — la suppression des allocations,la multiplication par trois des frais d’inscription universitaire, la réduction des salaires et des retraites dans le secteur public — vont commencer à avoir un impact violent sur le niveau de vie de la classe moyenne.

Mais si la classe moyenne britannique éprouve de plus en plus d’animosité à l’égard de la redistribution, comment répondre au gouffre grandissant de l’inégalité dans la société britannique ? Je ne peux que citer une fois encore un commentaire de Portillo : “Cette inégalité est un désastre en cours, et il est rarement facile de trouver la solution à une catastrophe qui se déroule sous nos yeux.”

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