Actualité La lutte contre les cartels

Les balances de Bruxelles (1/2)

Fin juin, la Commission européenne a accusé 13 banques d’entente illégale sur le marché des produits dérivés. Si elle est de plus en plus souvent capable de découvrir ce genre d’agissement, c’est bien souvent grâce à des dénonciations venues des rangs mêmes des cartels. Enquête.

Publié le 9 juillet 2013 à 12:20

Parfois, la vie des affaires ressemble à un film d’espionnage. A ces longs métrages dans lesquels le héros photographie à la dérobée des plans secrets, levant à intervalles réguliers la tête, de peur qu’un affreux agent du KGB ne le surprenne. Ce cadre du groupe chimiste Degussa a dû y penser, ce jour d’avril 2002, quand il s’est retrouvé l’appareil photo à la main dans un bel immeuble de bureaux de Zurich, à tenter désespérément de collecter les preuves qui permettront à son entreprise d’échapper aux foudres de la Commission européenne.
Devant lui, sur la table, des documents résument 30 ans d’une entente secrète montée par plusieurs chimistes – son employeur, Degussa, et sa filiale Peroxid Chemie, mais aussi AkzoNobel, Atofina... – pour mettre en coupe réglée un marché bien particulier, les péroxydes organiques. A partir de 1971, ces groupes se sont retrouvés dans des réunions secrètes, se répartissant les clients et se mettant d’accord sur les prix.

Documents photographiés à la sauvette

La conspiration aura tenu presque trois décennies. Jusqu’à la trahison. En avril 2000, les dirigeants d’AkzoNobel décident de dénoncer, auprès de la Commission européenne, le trafic dans lequel ils ont trempé. Un soudain remords ? Pas vraiment : le groupe veut seulement profiter de ce qu’on appelle la procédure de clémence. Le premier à dénoncer un cartel auquel il participe voit l’amende salée qu’il aurait dû payer annulée. Mais même les autres participants ont intérêt à collaborer : le deuxième à passer aux aveux peut voir son amende réduite de 30 à 50 %, le troisième de 20 à 30 %, etc. La protection du repenti de la lutte contre la mafia, adaptée à la vie des affaires. Après les aveux d’Akzo, c’est la panique. Rapidement, Atofina fait de même. Quelques mois plus tard, c’est Degussa qui veut collaborer. Mais ses dirigeants sont un peu refroidis par les fonctionnaires de l’exécutif européen : "C’est très bien d’être venu nous voir, mais il faut nous apporter des preuves que nous n’avons pas encore pour prétendre à une remise de peine." Comment faire ? Tous les documents prouvant l’entente sont à Zurich, cachés dans le coffre-fort de Treuhand, la société suisse qui coordonne le cartel. Il n’y a qu’une seule solution : un directeur de Degussa prend l’avion direction Zurich, prétexte une demande quelconque auprès de Treuhand pour photographier en cachette les documents compromettants. Quelques jours plus tard, les fonctionnaires de la Commission ont tous les clichés sur leurs bureaux. Et notamment celui immortalisant le deal fondateur, un papier rose de 1971 fixant le cadre de ce cartel. Un coup de maître, qui permet à Bruxelles de boucler son enquête. En 2003, les sanctions tombent. Degussa a droit à une ristourne de 25 % sur l’amende de 34 millions qu’il aurait dû payer.

A quel moment dénoncer l’entente ?

Des histoires rocambolesques de ce type, les fonctionnaires de la toute-puissante “DG Comp” – la Direction générale de la concurrence - pourraient en raconter des dizaines. désormais, on se bouscule pour dénoncer les ententes secrètes depuis dix ans, environ 80 % de ces ententes sont punies au niveau européen grâce à un "délateur". "Ce programme, c’est vraiment ce qui permet de faire dérailler le système. Toutes les entreprises embarquées dans une entente se demandent à un moment ou à un autre s’il ne vaut pas mieux qu’elles la dénoncent avant d’être dénoncées", explique Olivier Guersent. L’actuel chef de cabinet de Michel Barnier, commissaire au Marché intérieur, connaît le sujet par cœur, pour avoir créé cette procédure, puis changé de fond en comble les méthodes d’investigation de la Commission. Au départ, une telle évolution – calquée sur ce qui avait été fait quelques années plus tôt aux Etats-Unis – était pourtant loin de faire l’unanimité dans les couloirs de Bruxelles. Plusieurs fonctionnaires disaient leur dégoût face à cette approche "mani pulite" qui mettait les cartels au même niveau que les crimes de sang...
De fait, entre 1995 et 1999, la Commission n’a infligé "que" 292 millions d’euros d’amendes pour punir des ententes. Ensuite, tout change : on passe à 3,4 milliards entre 2000 et 2004, et à 9,4 milliards entre 2005 et 2009 ! Entre 2010 et 2012, ce sont encore 5,4 milliards. Sans cette délation, Bruxelles et les autorités de la concurrence seraient bien démunies pour faire respecter la loi.

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