Le discours du roi George VI à la nation le 4 Septembre 1939, le lendemain de la déclaration de guerre du Royaume-Uni à l'Allemagne nazie.

“Le Discours d’un roi”, un roman national

En route pour les Oscars, le film de Tom Hooper confirme que la Seconde Guerre mondiale est bien le grand mythe fondateur de la Grande-Bretagne contemporaine, et Elizabeth II son dernier lien vivant avec cette période.

Publié le 21 janvier 2011 à 16:31
Le discours du roi George VI à la nation le 4 Septembre 1939, le lendemain de la déclaration de guerre du Royaume-Uni à l'Allemagne nazie.

En cette saison où pleuvent les récompenses cinématographiques, petit rappel à l’attention de nos amis comédiens. Si vous n’avez pas incarné un personnage souffrant d’un handicap ou d’une maladie mentale, ayant un passé difficile et/ou un accent étranger, ou qui soit à tout le moins homosexuel, laissez tomber vos rêves d’Oscar : ça n’arrivera pas.

On peut cependant ajouter une catégorie réservée aux acteurs britanniques : la route des Oscars passe aussi par Sandringham [résidence d’été de la famille royale, dans le Norfolk], Windsor et les quartiers huppés du sud de Londres. Si vous êtes britannique et rêvez d’une petite statuette, jouez-la royale, ou au moins aristo. Qu’il s’agisse d’Helen Mirren incarnant la reine [dans The Queen, de Stephen Frears] ou de Julian Fellowes scénarisant les va-et-vient entre maîtres et domesticité dans Gosford Park [de Robert Altman], le sang bleu est à n’en pas douter l’ingrédient clé de la pêche aux récompenses.

Dernier bénéficiaire en date de cette recette, le film Le Discours d’un roi ([The King’s Speech](http://En cette saison où pleuvent les récompenses cinématographiques, petit rappel à l’attention de nos amis comédiens. Si vous n’avez pas incarné un personnage souffrant d’un handicap ou d’une maladie mentale, ayant un passé difficile et/ou un accent étranger, ou qui soit à tout le moins homosexuel, laissez tomber vos rêves d’Oscar : ça n’arrivera pas. On peut cependant ajouter une catégorie réservée aux acteurs britanniques : la route des Oscar passe aussi par Sandringham [résidence d’été de la famille royale, dans le Norfolk], Windsor et les quartiers huppés du sud de Londres. Si vous êtes britannique et rêvez d’une petite statuette, jouez-la royale, ou au moins aristo. Qu’il s’agisse d’Helen Mirren incarnant la reine [dans The Queen, de Stephen Frears] ou de Julian Fellowes scénarisant les va-et-vient entre maîtres et domesticité dans Gosford Park [de Robert Altman], le sang bleu est à n’en pas douter l’ingrédient clé de la pêche aux récompenses. Dernier bénéficiaire en date de cette recette, le film Le Discours d’un roi (The King’s Speech) est dit bien placé dans la course aux Oscar. Mais pourquoi les Américains continuent-ils à gober ce genre d’histoires ? La psychologie de bazar tend à diagnostiquer un cas de projection collective. Les Américains aiment à se saisir d’un aspect de leur société qu’ils n’aiment pas (en l’occurrence, la hiérarchie et les différences de classes) pour en affubler quelqu’un d’autre (en l’occurrence nous, les Britanniques). Une hiérarchie rigide, cloisonnée par les classes, aux Etats-Unis ? Mais non voyons, vous voyez bien, ça se passe au Royaume-Uni. Selon cette vision des choses, la Grande-Bretagne est la contrée des inégalités et de l’immobilité sociale, le blason américain s’en trouvant implicitement redoré, par contraste. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’ils applaudissent à tout rompre : en soulignant à quel point cette nation dont ils se sont détachés est arriérée, ce genre d’histoire les flatte. Evidemment, le fait que le film de Tom Hooper soit une merveille de bout en bout ne gâche rien. Il ne manque pas non plus de flatter son premier public, en faisant l’éloge tacite des comportements plus avancés des Britanniques d’aujourd’hui, autrement dit des spectateurs. Le Discours d’un roi dresse le tableau d’un monde tout en courbettes et en révérences, chaque scène reposant sur une improbabilité choquante, celle d’un représentant de la famille royale qui, souffrant de bégaiement, fait appel à un orthophoniste du peuple (et se lie d’amitié avec lui). Puisque cela se passe il y a plus de 70 ans, pas d’inquiétude : nous avons peut-être été comme ça jadis, mais nous ne le sommes plus. L’affectation, le snobisme, ça n’existe plus. A ceci près que le monde du Discours d’un roi n’appartient pas totalement au passé. Pour commencer, l’actuel Premier ministre, le maire de Londres et quelques-uns de nos dirigeants en place ont eu une éducation très semblable à celle des hommes qui occupaient les plus hautes fonctions en 1939. Et la déférence envers la monarchie n’a en aucun cas disparu : on aura remarqué la stupeur et les tremblements suscités par cette rumeur récente selon laquelle il pourrait y avoir des grèves le jour des noces du prince William. Comment les syndicats peuvent-ils seulement envisager pareille perfidie ?! Certes, les temps ont bien changé. A l’époque, l’autorité de la famille royale se fondait sur la grandeur et la puissance, incarnés dans le film par George V. Puis vint l’après-guerre, qui vit les souverains changer leur fusil d’épaule et se présenter comme une famille ordinaire, mais d’un genre extraordinaire – un étalage de vie domestique qui atteignit ses limites avec Royal Family, documentaire TV tourné sur le vif, discrètement retiré lorsque la Reine estima qu’elle en avait trop laissé voir pour ne pas saper la magie. Le Discours d’un roi laisse entendre qu’aujourd’hui, si elle veut se rendre sympathique, la famille royale doit prendre exemple sur les peoples – en révélant ses combats contre l’adversité. L’éclairage sur l’enfance maltraitée de ce pauvre Bertie - battu parce qu’il était gaucher et affamé par une nurse malintentionnée - nous rend plus proche de lui. Le film nous demande donc d’acclamer George VI, non pour sa grandeur mais pour sa fragilité, comme une princesse Diana au masculin. C’est pour cette raison que l’émotion n’est pas où on l’attend mais réside plutôt dans l’omniprésence de la Seconde guerre mondiale. Le roi ne répète pas n’importe quel discours. Il se prépare à s’adresser au pays tout entier à la veille de la guerre, et c’est justement ce qui donne au film son envergure morale. Le Discours d’un roi confirme à quel point la Seconde Guerre mondiale est devenue l’histoire fondatrice de notre pays, pour ne pas dire son mythe fondateur. Les Français ont 1789, les Américains 1776 et les Britanniques 1940 : ce moment de grâce où nous sommes restés les seuls à résister à la barbarie nazie. C’est la période historique que nos enfants étudient le plus à l’école ; tout ce qu’il y a avant, même notre histoire coloniale, est de plus en plus flou. Et quand il faut choisir notre Britannique préféré, nous citons sans hésiter Winston Churchill. En l’occurrence, les Windsor ne sont pas les représentants idéals de ce chapitre de notre histoire. Le film montre bien qu’Edward VIII était un grand admirateur de Hitler. Et ce cher Bertie, comme le film ne le montre pas, avait envoyé un message au ministre des Affaires étrangères, Lord Halifax, au printemps 1939, exprimant son espoir que les juifs – qui cherchaient désespérément à quitter l’Allemagne – ne puissent quitter leur pays. Lord Halifax, toujours à l’écoute de son souverain, demanda alors à Berlin de“surveiller toute émigration clandestine” juive. Mais dans le film, George VI n’est pas le membre de la famille royale le plus remarquable. Cet honneur revient à un personnage qu’on n’entend pourtant guère : la jeune princesse Elizabeth. Sa présence dans le film est frappante parce qu’elle nous rappelle que notre reine actuelle a vécu ces événements qui d’historiques sont devenus mythiques. Depuis son couronnement, la reine a vu défiler toutes les semaines pas moins de 12 Premiers ministres, et le premier d’entre eux n’était autre que Churchill, un personnage qui pour la plupart des jeunes Britanniques jouit d’une aura et d’un prestige équivalent à Nelson ou Wellington. Ce qui explique pourquoi la reine continue d’exercer une telle fascination sur notre imaginaire collectif : c’est le dernier maillon qui nous raccroche à cet événement devenu fondateur ; et elle reste même la dernière personnalité publique au monde encore vivante à avoir connu la Seconde guerre mondiale. Ajoutez à cela une longévité extraordinaire qui l’ancre dans les souvenirs des anciens comme des plus jeunes, et vous comprendrez pourquoi tant qu’elle sera en vie, les partisans d’une république ne trouveront personne pour soutenir sa destitution. Le Discours d’un roi révèle ainsi l’ampleur du défi qui s’annonce pour ceux qui voudraient, après la mort de la reine, remplacer la monarchie par un système plus égalitaire et plus démocratique. Non seulement il leur faudra des arguments constitutionnels imparables – mais il leur faudra également extraire les Windsor de notre mémoire nationale.)) serait, parait-il, bien placé dans la course aux Oscar. Mais pourquoi les Américains continuent-ils à gober ce genre d’histoires ? La psychologie de bazar diagnostique un cas de projection collective. Les Américains aiment à se saisir d’un aspect de leur société qu’ils n’aiment pas (en l’occurrence, la hiérarchie et les différences de classes) pour en affubler quelqu’un d’autre (en l’occurrence nous, les Britanniques).

Une hiérarchie rigide, cloisonnée par les classes, aux Etats-Unis ? Mais non voyons, vous voyez bien, ça se passe au Royaume-Uni. Selon cette vision des choses, la Grande-Bretagne est la contrée des inégalités et de l’immobilité sociale, le blason américain s’en trouvant implicitement redoré, par contraste. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’ils applaudissent à tout rompre : en soulignant à quel point cette nation dont ils se sont détachés est arriérée, ce genre d’histoire les flatte.

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Un monde qui n'appartient pas totalement au passé

Evidemment, le fait que le film de Tom Hooper soit une merveille de bout en bout ne gâche rien. Il ne manque pas non plus de flatter son premier public, en faisant l’éloge tacite des comportements plus avancés des Britanniques d’aujourd’hui, autrement dit des spectateurs. Le Discours d’un roi dresse le tableau d’un monde tout en courbettes et en révérences, chaque scène reposant sur une improbabilité choquante, celle d’un représentant de la famille royale qui, souffrant de bégaiement, fait appel à un orthophoniste du peuple (et se lie d’amitié avec lui). Puisque cela se passe il y a plus de 70 ans, pas d’inquiétude : nous avons peut-être été comme ça jadis, mais nous ne le sommes plus. L’affectation, le snobisme, ça n’existe plus.

A ceci près que le monde du Discours d’un roi n’appartient pas totalement au passé. Pour commencer, l’actuel Premier ministre, le maire de Londres et quelques-uns de nos dirigeants en place ont eu une éducation très semblable à celle des hommes qui occupaient les plus hautes fonctions en 1939. Et la déférence envers la monarchie n’a en aucun cas disparu : on aura remarqué la stupeur et les tremblements suscités par cette rumeur récente selon laquelle il pourrait y avoir des grèves le jour des noces du prince William. Comment les syndicats peuvent-ils seulement envisager pareille perfidie ?!

Certes, les temps ont bien changé. A l’époque, l’autorité de la famille royale se fondait sur la grandeur et la puissance, incarnés dans le film par George V. Puis vint l’après-guerre, qui vit les souverains changer leur fusil d’épaule et se présenter comme une famille ordinaire, mais d’un genre extraordinaire – un étalage de vie domestique qui atteignit ses limites avec Royal Family, documentaire TV tourné sur le vif, discrètement retiré lorsque la Reine estima qu’elle en avait trop laissé voir pour ne pas saper la magie.

Le Discours d’un roi laisse entendre qu’aujourd’hui, si elle veut se rendre sympathique, la famille royale doit prendre exemple sur les peoples – en révélant ses combats contre l’adversité. L’éclairage sur l’enfance maltraitée de ce pauvre Bertie - battu parce qu’il était gaucher et affamé par une nurse malintentionnée - nous rend plus proche de lui. Le film nous demande donc d’acclamer George VI, non pour sa grandeur mais pour sa fragilité, comme une princesse Diana au masculin.

Les Français ont 1789, les Américains 1776 et les Britanniques 1940

C’est pour cette raison que l’émotion n’est pas où on l’attend mais réside plutôt dans l’omniprésence de la Seconde Guerre mondiale. Le roi ne répète pas n’importe quel discours. Il se prépare à s’adresser au pays tout entier à la veille de la guerre, et c’est justement ce qui donne au film son envergure morale. Le Discours d’un roi confirme à quel point la Seconde Guerre mondiale est devenue l’histoire fondatrice de notre pays, pour ne pas dire son mythe fondateur.

Les Français ont 1789, les Américains 1776 et les Britanniques 1940 : ce moment de grâce où nous sommes restés les seuls à résister à la barbarie nazie. C’est la période historique que nos enfants étudient le plus à l’école ; tout ce qu’il y a avant, même notre histoire coloniale, est de plus en plus flou. Et quand il faut choisir notre Britannique préféré, nous citons sans hésiter Winston Churchill.

En l’occurrence, les Windsor ne sont pas les représentants idéals de ce chapitre de notre histoire. Le film montre bien qu’Edouard VIII était un grand admirateur de Hitler. Et ce cher Bertie, comme le film ne le montre pas, avait envoyé un message au ministre des Affaires étrangères, Lord Halifax, au printemps 1939, exprimant son espoir que les juifs – qui cherchaient désespérément à quitter l’Allemagne – ne puissent quitter leur pays. Lord Halifax, toujours à l’écoute de son souverain, demanda alors à Berlin de “surveiller toute émigration clandestine” juive.

Les Windsor ancrés dans la mémoire nationale

Mais dans le film, George VI n’est pas le membre de la famille royale le plus remarquable. Cet honneur revient à un personnage qu’on n’entend pourtant guère : la jeune princesse Elisabeth. Sa présence dans le film est frappante parce qu’elle nous rappelle que notre reine actuelle a vécu ces événements qui d’historiques sont devenus mythiques. Depuis son couronnement, la reine a vu défiler toutes les semaines pas moins de 12 Premiers ministres, et le premier d’entre eux n’était autre que Churchill, un personnage qui pour la plupart des jeunes Britanniques jouit d’une aura et d’un prestige équivalent à Nelson ou Wellington.

Ce qui explique pourquoi la reine continue d’exercer une telle fascination sur notre imaginaire collectif : c’est le dernier maillon qui nous raccroche à cet événement devenu fondateur ; et elle reste même la dernière personnalité publique au monde encore vivante à avoir connu la Seconde Guerre mondiale. Ajoutez à cela une longévité extraordinaire qui l’ancre dans les souvenirs des anciens comme des plus jeunes, et vous comprendrez pourquoi tant qu’elle sera en vie, les partisans d’une république ne trouveront personne pour soutenir sa destitution.

Le Discours d’un roi révèle ainsi l’ampleur du défi qui s’annonce pour ceux qui voudraient, après la mort de la reine, remplacer la monarchie par un système plus égalitaire et plus démocratique. Non seulement il leur faudra des arguments constitutionnels imparables – mais il leur faudra également extraire les Windsor de notre mémoire nationale.

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