Actualité Sans-papiers en Europe

L’armée des “invisibles”

Impossible de dire combien de sans-papiers vivent en Allemagne ou en Europe. Correct!v a interviewé la chercheuse allemande Dita Vogel, qui a mené une étude sur le nombre de ces ”invisibles”. Sa conclusion: en Allemagne, ils sont des centaines de milliers ; en Europe, plusieurs millions.

Publié le 25 août 2015 à 08:30

Mme Vogel, en raison de la nature même du sujet, on ne connaît pas le nombre de sans-papiers qui vivent en Allemagne et en Europe. Mais vous avez publié des chiffres. Est-ce que vous pouvez nous dire combien sont-ils ?

Dita Vogel : C'est très difficile à estimer. Depuis l'étude Clandestino, il n'y a plus eu de recherches, qui ont tenu compte de chacun des Etats membres avec leurs conditions très variées. A l'époque, on a estimé qu’entre 1,9 et 3,8 millions de personnes dans l'UE vivaient sans papiers de résidence en 2008. Cela représentait de 0.4 % à 0,8 % de la population totale et de 7 % à 13 % pourcent des étrangers. En ce qui concerne l'Allemagne, on estimait qu'il y avait entre 200 000 et 460 000 personnes en situation irrégulière. Après, les données indiquent un déclin, avant d'augmenter de nouveau à partir de 2010, de sorte que la mise à jour des estimations pour 2013 était comparable à la situation de 2008. Ensuite, j’ai actualisé ce chiffre : pour 2013 j'estime qu'il y avait de 150 000 à 450 000 personnes.

Il s'agit d'une large fourchette de chiffres. Comment parvenez-vous à cette estimation ?
On a regardé les statistiques policières des crimes. Le plus important est de retenir que les données statistiques sont biaisées – et d'essayer d'utiliser cela afin d'estimer une limite supérieure et inférieure. L'idée derrière, c’est que les sans-papiers apparaissent dans les statistiques criminelles plus souvent par rapport à la population allemande et moins souvent par rapport à la population étrangère.

Pourquoi serait-ce le cas ?
Lorsque l’on vit sans documents, on fait très attention. On reste à distance de la police et du crime. Mais en même temps, les sans-papiers ont des caractéristiques personnelles qui font que la police les remarque. Il est moins probable que la police demande à une femme de 70 ans habitant dans une maison de retraite de présenter ses papiers plutôt qu’à un Africain de 20 ans. Cela dit, il est clair que cette méthode présente toujours un dégré significatif d’imprécision, avec laquelle il faut faire avec en statistiques. Mais je crois qu'il y a des bons arguments pour que le nombre correct se trouve quelque part dans cette fourchette.

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On entend parfois évoquer le fait que plus d'un million de sans-papiers viveraient en Allemagne - un chiffre deux fois plus important.
Des chiffres si élevés n'aident pas à faire avancer la discussion. Ceux qui agissent pour des raisons politiques ont un certain intérêt à évoquer des chiffres aussi élevés que possible. Mais cela finit par se retourner contre eux, car, par la suite, les responsables politiques sont terrifiés et les résultat est souvent un blocage politique. Si on veut agir dans l’intérêt des citoyens, il faut faire attention avec les grands chiffres. Un demi-million de personnes, c’est déjà beaucoup.

Restons alors avec vos chiffres : entre 150 000 et jusqu'à un demi-million. Qu'est-ce que vous savez de ces gens ?
En général, on peut supposer, que leur nombre augmente légèrement en ce moment. Ensuite, le nombre de jeunes hommes qui entrent illégalement dans le pays est souvent surestimé, contrairement à celui des femmes plus âgées. Depuis Clandestino, on présume que les hommes sont légèrement plus nombreux. C’est également dû au fait que l’on ne peut survivre longtemps dans l'illégalité que lorsque l’on trouve du travail. Les emplois à domicile sont une possibilité – et ils concernent essentiellement des femmes. Nombre d'entre elles viennent des pays voisins de l'UE, l'Albanie, l'Ukraine, la Turquie, le Maroc. Nous avons également constaté que les ressortissants des grands pays les plus peuplés du monde constituent aussi une grande proportion des personnes vivant ici dans l'illégalité – Chinois ou Indiens en ce qui concerne l'Asie ; Nigérians pour l'Afrique ou les Brésiliens pour l'Amérique du Sud. Enfin, il y a aussi un groupe assez important qui arrive de pays marqués par des guerres ou des crises, mais qui généralement n'obtiennent pas d'asile en Allemagne. Des personnes venant de la Syrie peuvent actuellement être quasiment certaines d'obtenir une forme de statut humanitaire – mais cela n'est pas nécessairement le cas pour l'Afghanistan, le Pakistan ou pour de nombreux pays africains.

Comment est-ce que les gens ont réagi à vos chiffres ? Pour certains, cela représente un nombre énorme ; pour d’autres, c’est à peine 0,5 % de la population allemande, un chiffre très modeste.

Je crois, depuis que ces chiffres existent, il est devenu plus difficile de réclamer à hue et à dia davantage de contrôles, en vertu d’un nombre de sans-papiers invérifiable. Bien sûr, il y aura toujours des contrôles, car le souhait de maitriser l’immigration est motivé avant tout par le nombre de personnes qui vivent en dehors du pays et qui pourraient vouloir y entrer. Ceux qui s’y trouvent déjà suscitent des questions différentes. Par exemple : Peut-on en régulariser certains ? Notre système scolaire va-t-il imploser si des enfants sans-papiers sont admis à l’école ? Notre système de santé va-t-il s’effondrer si toutes ces personnes ont droit à l'accès à des soins médicaux ? L'estimation était d'importance primordiale pour les questions humanitaires. Ce chiffre a contribué à mettre en oeuvre des réglementations délicates au sein de la politique allemande. Ainsi, les personnels de la santé et de l’éducation ne sont plus tenus d’informer les forces de l’ordre de la présence de sans-papiers. En fait, ils n’ont plus le droit de le faire en raison de la protection des données – reste à savoir s’ils en sont au courant.

Parlons des enfants en situation irrégulière. Comment vivent-ils ?

Leur nombre est probablement très réduit. Mais pour chaque enfant concerné, la situation peut engendrer des conséquences dramatiques pour le restant de sa vie. Par exemple, si un enfant ne peut pas aller à l'école car les réglementations en vigueurs l’en y empêchent ; ou si les écoles n’ont pas été informées de manière adéquate qu’elles sont tenues d’accepter les enfants sans-papiers ; ou encore si les parents ont peur de les envoyer à l’école. Les enfants ne sont pas responsables du choix de partir ou de vivre dans l’illégalité ; c’est une décision qui a été prise à leur place. Et les parent ont souvent peur d’être capturés.

Lors de la Conférence annuelle sur l’illégalité, vous avez jutement présenté une étude sur la question des enfants sans-papiers et de leur possible prise en charge par l’école. Avez-vous déjà une impression quant à cette possibilité ?

Les établissements scolaires n’ont pas de procédures de routine pour gérer ces cas. Une demande quant à savoir si un enfant peut s’inscrire dans une établissement peut tourner court dès le moment où le secrétariat de l’école affirme au téléphone : “non, ça n’est pas possible. Vous ne pouvez pas inscrire votre enfant ici sans justificatif de résidence légale.” On devrait établir le principe suivant : “aucun enfant ne doit être perdu, chaque enfant a le droit d'aller à l'école” — même sans justificatif de résidence légale. Les ministres de l'Education sont convaincus que c'est le cas partout dans leur land, leur région. Je pense aussi que ce principe est suivi. Dans chaque land, des lettres ont été envoyées aux écoles pour rappeler que le justificatif de résidence légale n'est pas nécessaire. Mais je ne suis pas certain que ce soit suffisant. Selon mon impression, ce principe n'a pas été internalisé par toutes les administrations et secrétariat d'école. De plus, souvent les parents concernés ne croient pas qu'il est possible d'inscrire leur enfant à l'école.

Pour conclure: qu'est-ce que vous demandez aux politiciens ?

Je souhaiterais une application plus large des exceptions pour les cas limite, ainsi que davantage de possibilités de trouver une issue pour les gens qui ont vécu dans l’illégalité pendant plusieurs années. La fin de l’obligation de dénoncer les sans-papiers aux autorités est un pas en avant et je souhaite qu’il soit appliqué dans tous les domaines de manière efficace – de la protection de l’emploi, à l’école, aux soins médicaux. Mon dernier souhait concerne la protection des travailleurs et en particulier la possibilité de réclamer les salaires depuis l’étranger : il y a une directive européenne selon laquelle toute personne a le droit de recevoir un salaire pour le travail effectué, même si elle vivait et travaillait clandestinement. Mais il est très, très difficile de réclamer son dû depuis l’étranger. Il devrait y avoir davantage de moyens d’aider les gens à être payés après qu’ils sont rentrés dans leur pays. Je ne crois pas que tous ceux qui y vivent dans un pays dans l'illégalité ont l'intention de rester. Et je ne crois pas, qu'il faille faciliter l'escroquerie et l’exploitation de ces gens. C’est également dans l’intérêt des personnes travaillant régulièrement en Allemagne d’empêcher que les employeurs puissent ne pas payer les travailleurs sans-papiers leur dû.

Traduit de l'allemand par Christoph Maier

Cet article s’inscrit dans le projet #OpenEurope. Porté par plusieurs médias européens, il vise à “raconter les solidarités concrètes qui se construisent pour venir en aide aux migrants. Et à défendre un projet européen fidèle à ses valeurs d'accueil, d'asile et d'ouverture”.

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