Idées Zygmunt Bauman sur l’Europe et le terrorisme

Une guerre imaginaire et suicidaire

Confrontée aux attentats djihadistes, l’Europe ne doit pas céder à la panique ni à la tentation belliciste, mais rester fidèle à ses valeurs et affronter les raisons à l’origine de la radicalisation chez elle, estime le célèbre sociologue.

Publié le 14 avril 2016 à 07:15

Le “coeur de l’Europe” a-t-il été visé avec succès, comme plusieurs commentateurs influents (par exemple, le très respecté et lu éditorialiste du New York Times, Roger Cohen) l’ont écrit après les attentats de Bruxelles ? Ou devrions-nous plutôt condamner et éviter cette symbolique si appréciée des terroristes ?
Ce “coeur” que les terroristes ont choisi, étudié et sur lequel ils se sont penchés pour le frapper, correspond à ces endroits où les caméras de télévision sont foison, toujours dans les parages, de même que les correspondants de presse, toujours à la recherche de nouvelles sensations choquantes capables d’assurer une forte audience pendant quelques jours. Un nombre de victimes dix fois plus élevé assassinées quelque part entre le Tropique du Cancer et celui du Capricorne (genre Somalie, Yémen ou Mali) n’aurait aucune chance de bénéficier de l’amplification et de la couverture qu’offrent les attaques contre New York, Madrid, Londres, Paris ou Bruxelles.
C’est dans ces derniers lieux que les chuchotements deviennent aussi puissants que le tonnerre ; pour une minute de temps investi – un ticket d’avion, une Kalashnikov, un explosif fait maison rudimentaire et les vies d’un ou d’une poignée de desperados – quelqu’un à la recherche d’un écho peut obtenir des heures et des heures, des jours ou des semaines de temps d’audience télévisée gratuit. Et, ce qui compte le plus, faire en sorte que les dirigeants nationaux entament une série d’entorses aux valeurs démocratiques qu’ils sont censés protéger et que les terroristes cherchent à détruire.
C’est le principe essentiel de la stratégie du terrorisme international depuis ses tout débuts : étant donnée la médiocrité et les limites évidentes de leurs propres ressources, ils comptent sur la mobilisation comparativement illimitée, mais dans les faits très vulnérable et absolument pas infinie, des ressources de leurs ennemis déclarés. Les terroristes apprennent vite – et de manière astucieuse – l’art d’obtenir une publicité importante et croissante et les bénéfices de la diffusion de la peur à partir de moyens modestes qui vont en diminuant – ils capitalisent et parient sur le zèle avec lequel leurs adversaires seront tenus ou choisiront de leur prêter assistance pour faire en sorte que leurs plans et leurs attentes se réalisent.
Les terroristes parviennent (hélas avec notre aide !) à faire en sorte que, où que leurs carnages aient lieu, ses effets se répercutent dans toute l’Union européenne. Ironiquement, aujourd’hui les attentats terroristes sont les facteurs les plus puissants de rapprochement entre les membres d’une Union qui, par ailleurs, se délite sous plusieurs aspects. La peur, l’affectation d’un volume de ressources sans cesse croissantes à la construction de murs, à l’équipement d’une armée toujours plus fournie d’organismes de sécurité, et à la commande, l’achat et l’installation de gadgets d’espionnage toujours plus chers dans l’espoir vain d’empêcher le prochain attentat : cela affecte non seulement les endroits directement attaqués, mais également des endroits éloignés dans les pays de l’Europe dite “de seconde zone”. Des pays que les terroristes, en ayant rationnellement calculé le rapport coût/bénéfices probable, n’ont pas l’intention d’attaquer.
Contrairement à ce que le Premier ministre hongrois Viktor Orbán avait affirmé – ”Tous les terroristes sont des migrants” – quasiment tous les terroristes qui opèrent sur la scène européenne sont nés sur place. Les planificateurs les plus habiles, rusés et malveillants, qui ont concocté et ordonné ou sollicité les différents attentats depuis la sécurité que leur offre leur base, peuvent vivre dans des pays lointains – mais leurs fantassins sont recrutés parmi la jeunesse locale, pauvre, discriminée, humiliée, amère et assoiffée de revanche et qui fait face – encore une fois avec notre aide directe ou indirecte, délibérée ou découlant de notre négligence – à un avenir sans perspectives. C’est en les maintenant dans cet état de pauvreté que les problèmes sociaux, qui exigent une action au niveau social, sont transformés en problèmes de sécurité qui exigent une réponse militaire. C’est peut-être là le moyen principal par lequel nos responsables coopèrent avec les terroristes : en suivant la loi du talion au lieu de prendre davantage de hauteur morale combinée à une approche radicale ainsi que sur le long terme, nous continuons d’élargir la base de recrutement que les planificateurs des attentats sont si avides de pouvoir exploiter pleinement.
Incapables de fournir à leurs coreligionnaires des vies dotées de sens (et nous, de notre côté, ne voulant pas ou négligeant de le faire), les islamistes radicaux leur offrent le deuxième choix (quoique putatif) afin de sauver ce qui leur reste de dignité humaine et d’estime de soi : un choix qui a un sens. Nombreux sont ceux (tout en n'oubliant pas, par correction envers nos voisins musulmans, qu'ils sont et demeurent une infime minorité de musulmans nés et qui ont grandi dans des pays Européens) qui cèdent à la tentation, après avoir tenté sans succès d’autres chemins menant vers la dignité humaine.
Trop souvent, on nous dit dans les gros titres de journaux, les commentaires des experts invités sur les plateaux de télévision et dans les discours des dirigeants politiques que nous sommes en guerre contre le terrorisme. Mais la “guerre contre le terrorisme” n’est autre (nous n’avons pas la place d’en discuter ici) qu’un oxymore. Si on l’applique à la série actuelle d’attaques terroristes et à nos répliques, la plupart – voire toutes – les métaphores faisant référence à la rhétorique militaire sont fourvoyantes et entraînent la pensée dans la mauvaise direction ; elles cachent la vérité de la condition présente au lieu de permettre sa compréhension. Au final, il est très mal avisé de développer des métaphores militaires dans nos tentatives de saper les racines du terrorisme global.
La plupart des guerres divisent les combattants entre vainqueurs et perdants, triomphants et vaincus. C’est pour cette raison que notre bataille contre le terrorisme ne peut pas être rangé dans la catégorie des guerres : aucune des parties ne peut sortir victorieuse de cette bataille (sauf peut-être les producteurs, les vendeurs et les trafiquants d’armes). Le marché mondial des armes – libre de fait si ce n’est de droit et conduit par l’avidité des vendeurs, de mèche avec des gouvernements avides à leur tour de points de croissance – a transformé la planète en un champ de mines ; nous savons que cela va exploser au premier faux mouvement, mais nous ne sommes pas en mesure de dire où ni quand l’explosion va avoir lieu.
Des armes prêtes pour un usage criminel sont disponibles en grandes quantités (comme Anton Tchekhov l’apprenait aux dramaturges réalistes en herbe : “s’il y a un fusil accroché au mur dans le premier acte d’une pièce, il faut que quelqu’un s’en serve dans le troisième”). La sélection des cibles est, après tout, déterminée par l’arme dont l’on dispose. […]
A l’échelle de notre planète mondialisée, déminer les champs de mines (ou, à ce sujet, l’autre idée aussi saugrenue, ériger des murs destinés à arrêter les migrants à l’orée de nos arrière-cours), pourra difficilement devenir réalité dans un avenir proche. En comparaison, l’intention de s’attaquer aux racines du problème – c’est-à-dire priver les amoureux de la terreur et ceux qui promeuvent un terrain de recrutement vaste et qui continue de croître de gens que l’on force ou dresse à l’utilisation de ces armes pour des buts iniques – bien qu’elle puisse paraître fantaisiste en soi, semble nettement plus réaliste.
La seule (et très sérieuse) raison d’avoir peur, c’est la (j’espère faible) possibilité que l’Europe abandonne les valeurs qu’elle défend et qu’elle se plie à l’état d’esprit et au code de comportement des terroristes – commettant ainsi un suicide, en tant que demeure de la vérité, de la moralité et de la beauté, et le berceau des idées de liberté, d’égalité et de fraternité.

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