Idées Rapprochement UE-Turquie
On the hookah: "Refugee deal".

Ne bougeons plus

Tandis qu’Angela Merkel et des responsables de l’UE devaient visiter un camp de réfugiés syriens en Turquie, le politologue Cengiz Aktar passe en revue l’état d’avancement de l’accord sur le rapatriement des réfugiés et du processus d’adhésion. Contrairement à ce qu’affirment Ankara et Bruxelles, ni l’un ni l’autre ne progresse vraiment.

Publié le 22 avril 2016 à 22:14
On the hookah: "Refugee deal".

Depuis l’automne dernier, les parties du jeu entre l’UE et la Turquie sont engagées dans une relation immorale et les discussions bi- et multilatérales se succèdent à un rythme inédit depuis plusieurs années.
Les européens ont pris une décision vers la fin de l’été dernier : “Les réfugiés et les demandeurs d’asile provenant de Syrie et des autres pays entrent dans l’UE par la Turquie. Cet immense déplacement de population est ingérable et ne peut être stoppé que par la Turquie. Tout doit être mis en œuvre pour que cela se produise.”

Qu’entend-on par “tout” ? Cela comprend : verser de l’argent à la Turquie ; s’assurer que la Turquie réadmette les demandeurs d’asile déboutés ; rapatrier les réfugés directement depuis la Turquie ; empêcher davantage de réfugiés d’entrer en Turquie ; faire semblant de relancer le processus d’adhésion de la Turquie à l’UE ; promettre aux ressortissants turcs qu’ils seront exemptés de visas dès le mois de juin ; fermer un œil sur les violations croissantes des droits de l’homme en Turquie ; fournir un soutien direct ou indirect au régime turc.

Cette stratégie est en place depuis octobre 2015. Ses résultats à ce jour sont les suivants :

Promesse de financement : Des trois milliards d’euros promis, seuls 187 ont été effectivement versés. Le problème principal réside dans le manque de moyens pour évaluer les besoins et élaborer les projets qui impliquent des organisations gouvernementales (Haut commissariat pour les réfugiés, l’UNHCR) et les ONG. De plus, deux postulats fondamentaux pour le soutien financier – l’éducation pour les enfants syriens et les permis de travail pour les réfugiés syriens sont irréalistes, au vu des carences du système scolaire et du marché du travail turcs.
Réadmission : En 2015, seuls 7 500 réfugiés syriens ont été directement réinstallés depuis la Turquie vers des pays européens. Récemment, 32 l’ont été en Allemagne, 11 en Finlande et 31 aux Pays-Bas. A présent, l’Allemagne va tenter de faire monter en puissance cette opération pour atteindre l’objectif de 72 000 : totalement irréaliste !
Déportation : La Grèce a renvoyé vers la Turquie quelque 300 migrants, essentiellement pakistanais et afghans, qui n’ont pas présenté de demande d’asile en Grèce en vertu de l’accord de réadmission avec la Turquie.
Gel des nouveaux débarquements : Un des aspects de l’accord les plus contraires à l’éthique est celui qui vise à rendre plus difficile pour les Syriens et les ressortissants d’autres pays l’obtention de l’asile en Turquie et, pour cela, il oblige de fait la Turquie à imposer des visas pour certains pays. Pourtant, les réfugiés ne font pas cas des visas ; ces derniers rendent juste plus compliquée l’entrée dans un pays, mais ils trouveront toujours un moyen d’y parvenir. Début avril, des dizaines de milliers de nouveaux réfugiés sont arrivés en Turquie suite à l’offensive de l’organisation Etat islamique (EI).
Réouverture des négociations d’adhésion : En décembre dernier, une lettre de la Commission européenne adressée au Premier ministre Ahmet Davutoğlu a fuité dans la presse turque. Cinq des six chapitres sur lesquels Chypre a mis son veto unilatéral y étaient mentionnés comme pouvant potentiellement être ouverts. Il s’agit de ceux de l’énergie, du pouvoir judiciaire et droits fondamentaux, de la justice, des libertés et sécurité, de l’éducation et culture et de la politique de défense et étrangère. Aucun de ces chapitres ne sera finalement ouvert et un seul autre le sera en juin : celui consacré aux dispositions financières et budgétaires.
Au mois de décembre, le chapitre sur la politique économique et monétaire a été ouvert. Ce chapitre concerne l’euro, dont la Turquie ne fera pas partie dans un avenir proche. Et celui sur les dispositions financières et budgétaires concerne la contribution de la Turquie au budget de l’EU une fois qu’elle fera partie des Etats membres. En d’autres termes, nous sommes dans la science-fiction…
Ce n’est pas qu’une question d’ouverture de chapitres ; il n’y a pas de cohérence entre ces chapitres, l’acquis communautaire dans son ensemble [le corpus normatif européen] et les politiques du gouvernement turc. Pour se rendre compte du peu de progrès fait dans les 14 chapitres négociés, il suffit de voir les négociations en cours pour les 14 autres chapitres. L’un d’entre eux concerne l’environnement et pourtant, la nature est détruite allègrement en Turquie et les écologistes sont roués de coups dès qu’ils protestent.
Le rapport sur les progrès de la Turquie, que la Commission a gentiment publié après les élections du 1er novembre pour ne pas fâcher le président Erdogan, montre comment les règles, les standards et les principes de l’UE ne se reflètent pas dans la vie personnelle et sociale des Turcs.
Venons-en à l’imposture principale : il reste 4 chapitres qui n’ont pas été bloqués par Chypre et qui peuvent être encore ouverts depuis que la France a retiré son veto. L’un d’entre eux concerne les dispositions financières et budgétaires. Mais les trois autres sont également de taille : politique de la concurrence, marchés publics et politique sociale, et emploi.
Et c’est Ankara cette fois qui bloque ! Pourquoi ? Parce que remplir les “critères d’ouverture” pour ces chapitres va à l’encontre de ses intérêts ! Voici ce que récite le rapport :
Politique de concurrence : “La Turquie est modérement préparée dans le domaine de la politique de la concurrence. Des progrès ont été faits, en particulier en ce qui concerne l’anti-concentration et la politique des fusions, domaines dans lesquels la législation est amplement alignée [sur la législationeuropéenne] et les autorités anti-concentration continuent à remplir leur rôle efficacement. Toutefois, il n’y a pas eu de progrès sur la politique des aides d’Etat. L’entrée en vigueur des décrets d’application de la loi sur les aides d’Etat a été reportée pour la troisième fois. Dans l’année à venir, la Turquie devrait en particulier : mettre en œuvre la loi sur les aides d’Etat sans délai pour assurer que les critères soient mesurables de manière efficace et qu’ils soient alignés avec l’acquis [communautaire]. Elle devrait également réaliser un inventaire à jour.” Le gouvernement ne veut pas modifier la politique d’aides publiques, qui faussent la concurrence et donc ce chapitre ne peut être ouvert.
Marchés publics : “La Turquie est modérément préparée sur ce point, un secteur qui pourrait potentiellement être inclus dans une Union douanière modernisée et étendue. D’importantes fractures demeurent dans son alignement sur l’acquis, et les marchés publics sont particulièrement vulnérables à la corruption. Des progrès ont été faits l’année dernière, en particulier afin de renforcer la capacité de la Turquie à appliquer et à renforcer ces règles. Toutefois, de nouveaux amendements au cadre légal des marchés publics ont éloigné encore davantage la législation turquie de l’acquis européen.
Dans l’année à venir, la Turquie devrait en particulier : réviser sa législation sur les marchés publics afin de l’aligner sur les directives européennes de 2014, en particulier pour ce qui est des services publics et des licences, et d’augmenter la transparence ; commencer à abroger les exceptions qui sont en contradiction avec l’acquis, comme prévu par le plan d’action pour l’adhésion à l’UE, et éliminer les mseures restrictives, comme les tarifs avantageux et les compensations”.
L’obstacle principal pour l’ouverture du chapitre sur les marchés publics est le fait que le gouvernement turc refuse d’accepter que les entreprises européennes participent aux marchés publics (qui réprésentent 45 milliards d’euros par an), car cela introduirait la concurrence, apporterait des savoir-faire et ferait baisser les prix. Il veut garder la main sur les attributions, car elles constituent un outil efficace pour le clientélisme des politiques sociales et de l’emploi : “la Turquie reste modérément préparée pour ce chapitre. Il y a eu des progrès l’année dernière, surtout dans la législation sur la santé et la sécurité. Dans l’année qui vient, la Turquie doit en particulier : supprimer des obstacles comme le critère de la double majorité pour la représentativité des syndicats, qui entrave le dialogue social ; mieux mettre en œuvre un certain nombre de ? lois sur la santé et la sécurité ; augmenter la protection sociale, l’inclusion sociale et les politiques de lutte contre les discriminations, dans le but d’assurer un traitement égal pour tous.”

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Depuis le coup d’Etat de 1980, le syndicalisme a été détruit en Turquie. Aujourd’hui, il reçoit le coup de grâce. Ni le secteur public, ni le secteur privé ne peuvent être convaincus de l’importance des syndicats, un aspect sur lequel l’UE insiste beaucoup, de même que sur la sécurité et la santé sur le lieu de travail, la baisse des critères de représentativité des syndicats pour signer des accords collectifs, et le droit de grève pour les travailleurs du secteur public. De son côté, Ankara fait tout pour éviter que ce chapitre soit ouvert à la négociation.
En gros, la situation paradoxale selon laquelle les relations avec l’UE sont entrées dans une nouvelle phase grâce à la crise des réfugiés a été dévoilée à travers la résistance d’Ankara à l’ouverture des trois chapitres mentionnés plus haut par le biais de l’incohérence politique, financière, interne et technique par rapport à l’harmonisation européenne.
Exemption des visas : Une composante vitale de l’accord sur les réfugiés. La partie turque a commencé à donner des signes de nervosité ces derniers jours et elle a littéralement menacé l’UE de rétorsions si les visas ne sont pas abolis. Il y a 72 conditions extrêmement strictes auxquelles la Turquie doit se conformer. Le deuxième rapport de suivi sur le niveau auquel ces conditions ont été remplies a été annoncé début mars à Bruxelles. Comme tout texte écrit dans un langage diplomatique, il salue les progrès effectués, mais sous-entend qu’il y a un long chemin à parcourir avant de remplir toutes les conditions. Même si la Turquie devait toutes les satisfaire, la présence de ressortissants turcs parmi les membres de l’EI, de réfugiés turcs dénonçant des persécutions et de chômeurs turcs suffisent pour maintenir le régime des visas.
Veille sur les droits de l’homme : La principale composante contraire à l’éthique dans le marchandage entre l’UE et la Turquie est le détournement du regard auquel l’Europe consent sur les violations des droits de l’homme, qui augmentent à une vitesse vertigineuse en Turquie. On en a eu l’exemple le plus frappant lorsque, interrogé sur la reprise en main du groupe éditorial Zaman par le gouvernement turc, le ministre allemand de l’Intérieur Thomas de Maizières a carrément affirmé : “Nous ne sommes pas l’arbitre des droits de l’homme.

Enfin, et assez curieusement, tous ces développements négatifs ont conduit à un résultat positif : tant que le gouvernement turc renonce à faire de la Turquie un pays membre de l’UE, il a son soutien plein et entier.
Je dois souligner que l’”*amitié” dont parle l’Union indique qu’elle ne prend pas en considération l’adhésion de la Turquie dans un avenir proche. La Turquie n’est jamais mentionnée dans le paragraphe sur l’élargissement de la feuille de route de l’UE pour la période allant du 1er janvier dernier au 30 juin 2017 !

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