Actualité Crise des réfugiés
Des tentes Quechua dans le camp improvisé d'Idomeni, près de la frontière macédonienne.

Quel avenir pour les “bébés Quechua” ?

Pour les enfants nés dans des tentes dans des camps de réfugiés, l'enregistrement auprès de l'Etat civil est essentiel pour établir leur nationalité et entamer les procédures de demande d'asile.

Publié le 8 août 2016 à 09:22
Phil Le Gal/The New Continent  | Des tentes Quechua dans le camp improvisé d'Idomeni, près de la frontière macédonienne.

Emmaillotée dans un kundaka, Noura dort paisiblement. Avant de quitter la Syrie et d’entamer leur long voyage vers l’Europe, ses parents ont pris le soin d’empaqueter plusieurs langes de coton qui servent traditionnellement à emmailloter les bébés pendant les deux premiers mois de leur vie. Mohammed, le père de Noura, nous a raconté comment il a porté les affaires de sa fille dans son sac à dos depuis la Syrie, en refusant de s’en débarrasser alors qu’ils ont dû se séparer de la plupart de leurs effets personnels au moment d’embarquer sur le petit bateau à bord duquel ils ont traversé la mer Egée.

Noura fait partie de ces centaines de bébés nés en Grèce alors que leurs parents ont fui leur pays pour aller demander l’asile en Europe. Recueillir des statistiques n’est pas facile. Même l’Office du Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) n’a pas les chiffres exacts.

Fotini Kesedopoulou, expert sur les questions de protection des réfugiés pour le HCR au camp Idomeni, camp récemment évacué qui se situe près de la frontière avec l’Ancienne République yougoslave de Macédoine (ARYM), explique que la population du camp, qui a pu compter jusqu’à 12 000 personnes, était beaucoup trop mouvante pour pouvoir recenser tous les nouveau-nés. Toutefois, juste avant l’évacuation, qui a eu lieu fin mai, l’ONG grecque Praksis fournissait des couches pour les bébés de moins de trois mois à quelque 125 familles ainsi que du lait maternisé à 12 mères qui ne pouvaient pas allaiter. Cela nous donne une idée du nombre de nouveau-nés présents sur un camp seulement.

Heven, la mère de Noura âgée de 19 ans, a passé les trois derniers mois de sa grossesse au camp d’Idomeni, où elle attendait avec sa famille dans l’espoir de pouvoir traverser la frontière gréco-macédonienne pour ensuite rejoindre l’Allemagne, où certains membres de sa famille se sont déjà installés. Elle n’aurait jamais imaginé que sa fille passerait ses premiers mois à l’intérieur d’une tente.

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La majorité des enfants de réfugiés naissent dans les hôpitaux locaux, mais quelques-uns d’entre eux, que les équipes médicales surnomment affectueusement “les bébés Quechua”, en référence à l’une des marques de tentes les plus populaires, viennent au monde avant que leur mère n’ait pu être amenée à l’hôpital, dans des conditions sanitaires déplorables. “C’est parfois très difficile”, déclare Isabelle, membre du personnel médical de Médecins du Monde, qui a déjà assisté plusieurs accouchements dans ces conditions.

Ce qui ne fait aucun doute, c’est que ces nouveau-nés passent leurs premières semaines à camper dans les conditions les plus extrêmes. Mais il se peut que ce que l’avenir leur réserve soit encore plus compliqué. A l’instar d’un bon nombre de personnes déplacées dans le monde, ils pourraient rencontrer des problèmes pour prouver leur nationalité. L’ironie du sort, c’est qu’en français, le mot “apatride” vient du grec patris, qui veut dire “terre des ancêtres”. Sans le vouloir, il se pourrait que la Grèce soit en train d’engendrer une génération de futurs apatrides.

Quand on leur demande la nationalité de leur fille, les parents de Noura répondent qu’elle est syrienne, et ce à tout point de vue. Mais d’autres parents répondent qu’ils espèrent obtenir un passeport européen pour toute la famille, parce que leur enfant est né en Grèce. Mais la plupart d’entre eux ne savent pas quoi répondre.

Fotini Kesedopoulou elle-même nous a dit qu’elle devait aller se renseigner au siège du HCR avant de pouvoir répondre. Le lendemain, elle a reconnu que les enfants qui n’étaient pas enregistrés dans les règles étaient susceptibles de se retrouver apatrides. “Puisque les parents ne peuvent pas déclarer la naissance de leur enfant auprès de l’ambassade de leur pays d’origine, il est important que les parents suivent scrupuleusement la procédure grecque s’ils ne veulent pas que leur enfant devienne apatride”, a-t-elle expliqué.

Faire enregistrer son enfant se fait en plusieurs étapes, et les parents ne le savent pas toujours ; c’est d’autant plus vrai que les documents qu’on leur remet sont écrits en grec. Généralement, l’hôpital délivre un certificat de naissance temporaire pour chaque enfant. Une fois qu’ils sont en possession de ce document, les parents doivent se rendre au bureau de police le plus proche pour déclarer le nom de l’enfant et pour faire une déclaration conjointe. Il est important que les parents déclarent conjointement l’enfant. Dans certains systèmes de droit, comme par exemple le droit syrien, la nationalité ne peut être transmise à un enfant que par son père.

La loi syrienne dispose que le statut personnel de l’individu est soumis à la loi nationale du pays où se trouvent ses citoyens. En ce qui concerne la lutte contre l’apatridie, cela veut dire que s’il est fait mention sur un certificat de naissance grec conforme que le père de l’enfant est un Syrien, alors l’enfant sera syrien”, explique Zahra Albarazi de l'Institut sur l'Apatridie et l'Inclusion, basée aux Pays-Bas.

Pour Noura et la plupart des bébés qui se trouvent dans les camps et qui ont leurs deux parents, leur nationalité pourra être facilement établie si le protocole d’enregistrement a bien été suivi. Toutefois, pour les bébés syriens nés d’une mère célibataire, c’est actuellement chose impossible.

Modifier la loi sur la nationalité syrienne en donnant aux femmes le même droit que les hommes et en leur permettant ainsi de transmettre leur nationalité à leurs enfants résoudrait le problème”, affirme Zahrai.

Elle a co-écrit un rapport pour le Conseil norvégien pour les réfugiés (NRC) qui étudie les relations existant entre l’apatridie et le déplacement, tout en montrant que l’apatridie est l’une des conséquences du déplacement des personnes. Avec près de 9 millions de Syriens déplacés à l’intérieur de leur pays ainsi que de réfugiés et des chiffres qui sont toujours en hausse, le risque d’apatridie que courent ces personnes est manifeste, en particulier chez les nouveau-nés.

Sensibiliser les réfugiés au rôle déterminant qu’ont leurs papiers est important : même si cela ne les rend pas apatrides, il est certain que ne pas avoir de papiers peut les mettre dans des situations compliquées”, ajoute Zahra.
Avoir un certificat de naissance officiel est essentiel pour faire une demande d’asile”, affirme Fotini Kesedopoulou. Le HCR et les autorités grecques ont utilisé cet argument pour encourager les réfugiés à quitter les camps informels et à s’installer dans les camps officiels, où les nouveau-nés sont systématiquement enregistrés et où les procédures de demande d’asile sont plus rapides.

Cet argument de taille a été pris en compte par de nombreuses familles qui ont fait le choix de s’établir dans des camps gérés par le gouvernement. Les conditions dans lesquelles les réfugiés vivent sont alors un peu plus faciles. Espérons que le ministère de l’immigration grec tiendra sa promesse en enregistrant bien les nouveau-nés nés sur le territoire grec et en accélérant les procédures de demandes d’asile pour tous les réfugiés.

Une mauvaise gestion de la situation fera monter le sentiment de frustration chez les réfugiés et ne fera que grossir le nombre de personnes apatrides dans le monde, qui s’élève déjà à plus de dix millions de personnes, selon le HCR.

Dernières nouvelles

Une nouvelle vie en Allemagne

Lors du bouclage de cet article, Noura et ses parents se trouvent en Allemagne, où ils ont retrouvé les autres membres de leur famille déjà sur place. Agée de seulement quelques semaines, Noura a été introduite clandestinement sur le territoire serbe, sa mère l’a portée à travers les collines macédoniennes, puis elle a connu la vie dans des camps serbes, hongrois et enfin allemands. Là-bas, elle a de bonnes chances de voir son statut se régulariser, et, entourée par des parents d’une volonté de fer et d’une persévérance à toute épreuve, tout laisse à penser qu’un avenir brillant s’offre à elle.

Pendant ce temps-là, dans le camp informel de Kelibija, qui se situe à la frontière entre la Hongrie et la Serbie, un “bébé Quechua” attend des jours meilleurs. Rodin (“Aube” en kurde) est âgé de quatre mois : il est né le 26 mars dernier au camp Idomeni, quelques jours seulement après la date fatidique de la fermeture des frontières entre la Grèce et la Macédoine. Après avoir été renvoyée au camp par le personnel médical de l’hôpital de Kilkis, qui pensait que l’accouchement n’était pas pour tout de suite, Amina, la mère de Rodin âgée de 24 ans (avec Rodin sur la photo), a accouché dans la tente qu’elle occupait alors avec son mari et ses deux filles. Rodin n’avait pas encore trois mois quand sa famille a entrepris son long et dangereux périple à travers la Macédoine. “J’étais malade et, quand je me suis effondrée sur le sol et que je ne pouvais plus mettre un pied devant l’autre, les passeurs nous ont laissés, moi et ma famille, derrière eux”, se rappelle Amina. Après un trek de dix jours, ils se sont frayé un chemin vers la frontière serbe tout seuls. Toute la famille campe désormais à proximité des fils barbelés qui séparent la Serbie de la Hongrie, juste à côté de la porte spéciale par laquelle quinze réfugiés sont chaque jour autorisés à traverser la frontière avant d’être conduits en bus vers un énième camp en Hongrie. Cette famille syrienne a quitté Kobané, sa ville natale, dans la précipitation, et personne n’a pris ses papiers d’identité, ce qui rend une éventuelle relocalisation encore plus difficile.

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