Bruxelles, la Grand-Place. Photo de Mili - DR

Adiós Bruxelles

L'écrivain et ancien ministre espagnol César Antonio Molina évoque son expérience à Bruxelles : l'ambiance particulière de la ville, la complicité avec ses collègues, la diversité des cultures et des langues. Et s'interroge sur le destin de l'Europe.

Publié le 13 mai 2009 à 15:54
Bruxelles, la Grand-Place. Photo de Mili - DR

À ma descente de l’avion à Bruxelles, la neige et le vent me rappellent ces vers du poète américain Archibald Macleish : “All night in Brussels the wind had tugged at my door”, “Toute la nuit, à Bruxelles, le vent avait frappé à ma porte”.

Il est quatre heures de l’après-midi et il fait déjà nuit noire. En arrivant à l’hôtel Amigo, rue de l’Amigo n°1-3, je me sens à nouveau chez moi. Des voix dans toutes les langues, un va-et-vient tout aussi mouvementé. Ses murs discrets et confortables apaisent cependant mon inquiétude. Arrivé dans ma chambre, j’ouvre les rideaux et retrouve l’habituel immeuble de bureau qui me fait face. En ouvrant la fenêtre, je pourrais aisément discuter avec les locataires, courageux fonctionnaires qui jusqu’à l’aube accompagnent mon sommeil de leur travail. Si j’avais le temps de me pencher, je pourrais imaginer, à travers leurs visages, autant de vies conformes à leurs échecs. Les délais d’attente auxquels ils soumettent les projets sont la gelée royale qui nourrit les larves des Etats. Les fonctionnaires administrent surtout le temps. Un bien rare et d’une valeur inestimable.

Dans la salle de réunion ovale et bien trop vaste, les ministres de la Culture européens nous saluent toujours comme si cette rencontre allait être la dernière. La roue de la fortune continue à tourner et il reste six mois pour opérer de nombreux changements. Aux visages habituels s’ajoutent de nouveaux, tout éblouis. Ensuite, chacun parle de ce qui le concerne, cherchant la complicité de ceux qui lui sont les plus proches. J’entends très rarement le mot Europe. Peut-être est-il tabou ? Les identités sont si fortes qu’il nous reste encore un long chemin à parcourir avant de les partager et de les faire nôtres. Les accords entraînent d’interminables discussions et l’on avance très lentement. La France est la plus franchement communautaire et la raison s’impose toujours grâce à elle. Le Royaume-Uni et ses satellites sont en général dissolvants, ingrats et égoïstes. L’Allemagne hésite. Les autres tentent de rendre leur passé individuel compatible avec le futur.

Des heures et des heures à écouter mes vaillants collègues dans leurs langues respectives. Le représentant britannique cède quelques minutes à un compatriote gallois, lequel s’exprime dans sa propre langue, comme je l’ai fait si souvent avec nos communautés linguistiques. Les langues constituent le plus grand patrimoine culturel du XXIe siècle et leur connaissance - plus on en parle, mieux c’est – offre un plus pour l’emploi.

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A l’instar du philosophe allemand de la Renaissance Nicolas de Cues, il m’arrive de penser que le plaisir ne vient pas de la connaissance d’une langue, mais qu’il s’agit de l’accroissement infini de ce que l’on ignore, et la récompense est l’élargissement du “secret impénétrable”. La plupart du temps, on vient plus pour enseigner que pour apprendre. Il y manque souvent d’humilité et de modestie. Pour Spinoza, ces qualités étaient une sorte d’ambition : le désir de faire ce qui plaît aux hommes et d’éviter ce qui leur déplaît.

La culture partagée durant tant de siècles est une pièce indispensable pour souder le continent mais nous ignorons encore comment utiliser le chalumeau. J’éprouve une sensation étrange, je ne sais pas si je suis entré trop tôt ou trop tard en politique européenne. Pour Cicéron, les choses étaient plus claires : “Je me suis levé tard et sur le chemin / la nuit romaine m’a surpris“. Cicéron pensait que sa vie politique avait commencé trop tard, alors que la Rome libre était déjà sur le déclin. L’Europe est-elle sur le déclin ? Les nations ou les Etats sont-ils sur le déclin ?

Alors que j’abandonne la salle ovale et cherche l’ascenseur pour sortir à nouveau dans la brume bruxelloise, la nostalgie du foyer m’envahit. C’est ainsi que les romantiques qualifiaient la régression, le retour à l’endroit où n’existent ni le bien ni le mal. “Vers quoi nous dirigeons-nous ?“, se demandait Novalis au nom de tous ses contemporains européens. La question et sa réponse valent encore aujourd’hui : “Immer nach Hause” , “vers chez nous, toujours”. Mais où est-ce ?

Une partie de la journée s’est déjà écoulée. Le soleil, pâle, enveloppé dans le brouillard est sur le point de disparaître. Au restaurant Aux Armes de Bruxelles, je mange des moules avec des frites. Elles sont petites et n’ont pas le goût de celles de Lorbé, mais que puis-je y faire ? En sortant à nouveau dans la rue, j’entends les vents lacustres qui frappent toujours aux portes des hôtels.

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