La communauté Voxeurop Festival Dilema Veche 2015

Rendez-vous en trois parties

A l'occasion du Festival de Dilema Veche, qui se tient à Alba Iulia, en Roumanie, du 21 au 23 août, les journalistes de VoxEurop et des titres partenaires qui y participent ont rédigé pour l'hebdomadaire un texte sur leur rapport avec la Roumanie et leur expérience avec ce pays.

Publié le 20 août 2015 à 08:00

Miliția! Culcă-te! Culcă-te!” De mon premier séjour en Roumanie, ce sont les mots de roumain qui m’auront le plus marqué. Il faut dire que, pour un jeune lycéen venu de Bruxelles en voyage scolaire au printemps 1984, une virée loin de ses parents et de l’univers douillet de la capitale européenne était l’occasion pour faire la fête au moins autant que pour découvrir un pays aussi mystérieux de ce côté-ci du “Rideau de fer” que fascinant. Et cela n’était pas toujours du goût des forces de l’ordre, qui nous intimaient armes à la main d’aller nous coucher.

L’initiative du voyage revint à un professeur d’Italien au tropisme vers le Comecon particulièrement marqué. Dans les années 1970, il n’était pas rare que les sympathisants du Parti communiste italien – à l’époque, le plus important en Europe occidentale – préfèrent passer leurs vacances chez les “camarades” de l’Est que chez eux, à la fois pour des raisons économiques et idéologiques.

Point de tour de France, de semaine à Londres ou à Copenhague, donc pour notre classe : il s’agissait plutôt de nous faire découvrir les bienfaits du socialisme réel et au visage apparemment humain de la République Populaire Roumaine. A l’époque, le pouvoir des époux Ceaușescu jouissait encore à l’étranger d’une réputation de “régime communiste dissident et libéral”.

Lors de notre bref séjour, nous eûmes l’occasion de visiter Bucarest – dont le visage n’était pas encore balafré par l’immense palais du Parlement – ainsi que Brașov, Sighişoara et l’incontournable château de Vlad l’Empaleur, Târgu Mureş, les magnifiques monastères peints, Suceava, le delta du Danube et, bien sûr, Constanţa. J’en oublie sûrement – les années ont passé – mais je me souviens encore du sourire de Traian le chauffeur et de la patience infinie de Mircea, notre guide, qui parlait parfaitement italien tout en n’ayant jamais mis les pieds dans la Péninsule.

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Lors des quelques rencontres avec des lycéens roumains organisées par le minstère de l’Education nationale et bien encadrés, il n’était bien évidemment pas question de parler de politique, et la conversation tournait plutôt autour de nos lectures et de la musique que l’on écoutait à l’époque – les artistes italiens avaient d’ailleurs la cote, ce qui expliquait peut-être l’aisance de Mircea dans la langue de Dante (et d’Adriano Celentano). Et pour tisser des liens, rien de tel qu’un paquet de Kent ou une paire de bas nylon, deux denrées rares et prisées semblait-il.

Séduits pas ces “frères de l’Est” si semblables à nous et pourtant si différents, notre curiosité était également attirée par les meutes de chiens errants qui pullulaient dans les villes et par les charrettes à roues de camion tirées par des chevaux qui sillonnaient les routes, au moins aussi nombreuses que les tristes Dacia 1300. Pour nous autres Occidentaux, qui avions grandi dans l’abondance et le consumérisme, les étals dégarnis des magasins étaient aussi frappants que l’abondance d’ouvrages politiques du “Génie des Carpathes” ou des traités de chimie de son épouse que l’on trouvait un peu partout. La gentillesse et l’accueil chaleureux que nous réservaient les Roumains ont vite fait oublier que l’heure était au resserrement et que l’omniprésente Securitate veillait. Qui eût dit que, à peine cinq ans devaient s’écouler pour que le régime s’effondre.

Heures de révolte et de liberté

Ce fut donc avec étonnement et un petit pincement au cœur que j’assistais en ce 21 décembre de l’année de folie 1989 à la chute du Ceaușescu et de sa clique. Le moment où, face à la foule réunie sous son balcon, le Conducător se rendit compte que son régime vacillait est un de ces rares instants précis où l’histoire se déroule sous nos yeux et où l’impensable se produit. Je me demandais comment nos correspondants sur place vivaient ces heures de révolte et de liberté, mais aussi de violence et d’intrigues. Quelques coups de fil suffirent à nous rassurer qu’ils allaient bien, mais ils se disaient sceptiques sur l’après-Ceaușescu et craignaient qu’il ne soit pire.

Si elle était la bienvenue, la révolution de 1989 a laissé un goût amer : pour son millier et plus de morts d’abord, alors que dans les autres pays communistes, les régimes se sont effondrés sans effusion de sang – la Tchécoslovaquie de Václav Havel était pour moi le modèle absolu ; pour le doute qui perdure aujourd’hui encore sur les véritables raisons de la révolution – révolte populaire spontanée ou coup d’Etat interne au PCR masqué ? – et pour la longue période de transition qui n’en était pas vraiment une. Depuis, j’ai toujours gardé un œil de regard pour la Roumanie, jusqu’au jour où j’ai eu la possibilité d’y retourner.

Vingt-deux ans se sont écoulés avant que je ne remette les pieds à Bucarest, et c’est comme si c’était un siècle. La ville semblait comme avoir pris des couleurs et les panneaux publicitaires omniprésents étaient les témoins les plus bruyants d’une conversion aussi rapide que brutale au capitalisme et à l’économie de marché. A quelques jours de l’adhésion à l’Union européenne, trois ans après que la Roumanie avait rejoint l’OTAN, la capitale roumaine se préparait avec émotion à faire retour dans le concert des nations européennes.

Le Palais du Parlement dominait à présent la ville et les groupes de visiteurs se perdaient dans le dédale de marbre de ses innombrables salles, salons et couloirs. J’eus l’occasion de rencontrer un des plus lucides témoins du XXe siècle, Neagu Juvara, ainsi que plusieurs acteurs de la société civile, qui affirmaient tous que l’adhésion à l’UE allait sceller en quelque sorte l’ancrage de la Roumanie à cet Occident dont elle avait été séparée si longtemps.

Stigmatisation en bloc

Mon troisième rendez-vous avec la Roumanie a eu lieu en quelque sorte à distance : rédacteur en chef adjoint à Presseurop.eu et grâce à l’opiniâtreté de nos éditrices roumaines, j’avais l’occasion d’être confronté chaque jour avec l’actualité en provenance de ce pays, des débats qui agitent la politique et la société roumaine et de la manière dont la Roumanie est perçue à l’étranger. C’est à cette époque que l’europhilie des Roumains a été le plus mise à l’épreuve, avec le rejet année après année de leur adhésion à l’espace Schengen – une attitude symétrique au désir des Roumains d’en faire partie – et leur stigmatisation en bloc suite à des faits divers impliquant des Roms roumains, alors que la plupart des millions de Roumains vivant ailleurs en Europe se sont parfaitement intégrés.

Si je devais résumer en quelques mots-clé les nouvelles qui nous parvenaient de Roumanie à cette époque, cela donnerait : Roumains à l’étranger ; Roms ; corruption ; Vendeur de yaourt ; Place de l’Université ; Schengen. Et il y a aussi quelques noms devenus célèbres dans le reste d’Europe, tels que Traian Băsescu ; Victor Ponta ; Daniel Morar ; Adrian Năstase ; Gigi Becali ou Monica Macovei. Et puis les Sicules, dont j’ai appris qu’ils ne sont pas uniquement les habitants de la Sicile avant la colonisation grecque, mais aussi une puissante minorité de Roumanie. Et enfin, il y la Moldavie (et parfois la Transnistrie), dont aucun média en Europe n’aura parlé autant que Presseurop – allez savoir pourquoi.

C’est donc avec d’autant plus de joie que je reviens à présent en Roumanie, afin de voir ou revoir de mes propres yeux ce que j’ai suivi de loin ces dernières années au travers d’une presse pas toujours prise aussi au sérieux qu’elle le devrait et d’avoir un autre son de cloche que celui des médias occidentaux, souvent plus avides de clichés que d’aller au fond des choses.

Photo : Bucarest en 1984. Gp Accardo

En partenariat avec la librairie Libris de Brasov.

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