La communauté Voxeurop Retour en Roumanie

La quatrième fois a été la bonne

Publié le 11 décembre 2015 à 08:45

Huit ans se sont écoulés depuis ma dernière visite en Roumanie, et on aurait dit qu’un demi-siècle était passé. Non pas tant à Bucarest, mais dans le reste du pays.

La capitale paraît en effet toujours aussi vivante, brilliant sous les mille feux des panneaux publicitaires qui ont envahi à peu près tous les espaces disponibles ou laissés libres par les Bingo et autres salles de jeu. Et Centrul Vechi n’a rien à envier aux quartiers des bars des autres capitales européennes. Mais c’est la province, du moins celle que j’ai pu visiter à l’occasion d’un voyage avec d’autres journalistes européens invités au festival de Dilema Veche à Alba Iulia qui a connu à mes yeux une véritable résurrection.

Ainsi, tout au long de notre périple, nous avons pu constater le chemin parcouru depuis la fin de la période communiste et, surtout, depuis l’adhésion à l’Union européenne. Si la route de Bucarest à Brasov n’a pas beaucoup changé, hormis la gamme bien plus vaste des voitures qui la parcourent à présent et une série impressionnante de panneaux “DE V NZARE” que l’on retrouvera tout au long de notre parcours, Sinaïa a retrouvé des airs de station de montagne à la fois huppée et familiale. On devinait à peine derrière les nuages bas les sommets qui l’entourent et les installations de remontée.

C’est ici que nous avons fait notre première rencontre marquante de notre séjour. Non pas une d’ailleurs, mais trois: perchée sur les hauteurs de la station se trouve la maison de Nicolae Iorga, ancien Premier ministre et probablement le plus célèbre historien roumain (Neagu Juvara ne m’en voudra pas!). Conservée quasiment dans l’état dans lequel elle fut laissée par Iorga ce jour de novembre 1940 où il fut arrêté et emmené par la Garde de fer pour être assassiné dans les bois avoisinants, elle est gardée par un couple exceptionnel: l’historien Andrei Pippidi, le petit fils de Iorga, et son épouse, Alina Mungiu-Pippidi. Nous avons eu le rare privilège, lors de notre rencontre, de visiter l’historique demeure, dont la bibliothèque recèle plusieurs dizaines d’ouvrages en français, et de converser en quatre langues avec nos hôtes du passé de la Roumanie et de l’avenir de l’Europe, à laquelle ils sont, comme l’écrasante majorité des Roumains que nous avons rencontré, très attachés.

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Lors de la visite du château de Peleș tout proche, une évidence dont nous commencions à nous douter est sautée aux yeux, et elle ne nous a plus lâchés par la suite. C’est en écoutant le mélange de langues parlées par les visiteurs du château – anglais, italien, suédois, allemand, hébreu, hindi, bahasa indonesia,… – que nous nous sommes rendus compte du nombre élevé de touristes présents, une impression aussi surprenante qu’agréable et qui ne nous quittera pas pendant tout notre séjour. Surprenante, car nous ne nous attendions pas à trouver des étrangers dans des localités dont – mea culpa – nous ignorions l’attrait. Agréable, car elle témoigne du fait que la Roumanie a toute sa place parmi les destinations culturelles et naturelles les plus remarquables en Europe, et que cela commence à se savoir.

Au fur et à mesure que nous poursuivions notre périple, cette impression de splendeur et de relative discretion s’est confirmée lors des coups de cœur et des bonnes surprises successifs qui ont marqué notre parcours, limité il faut le dire, à la Transylvanie. Ici, que ce soit les villages saxons, leurs églises fortifiées, ou la majestueuse forteresse de Râșnov, ou encore le monastère de Sâmbăta de Sus, on passait d’une surprise à l’autre. Même le souk qui précède l’entrée au château de Bran était inattendu – tant le souvenir du dépouillement qui nous avait accueilli en 1984 était fort. Brașov n’a quant à elle plus rien à voir avec la cité terne que j’avais visitée cette année là. Les nombreux travaux de restauration du centre-ville lui ont rendu cet air de Mitteleuropa que viennent conforter la présence rassurante de trois éléments essentiels de ce concept: la synagogue, réouverte en 2001 ; les nombreux cafés et la librairie Libris.

Sa devise – “Le respect des personnes et des livres” – résume bien ce qui caractérise l’humanisme européen et l’oppose à l’obscurantisme qui le menace ces temps-ci. S’il y a bien un endroit qui pourrait incarner le dernier rempart de la culture, et de la culture européenne en particulier, face aux assauts venus de toute part, c’est bien la librairie de Virgil Onita et de son équipe. Et cela, même sur un terrain sur lequel on ne s’y attendrait pas : grâce à son système de distribution, Libris.ro est, chose exceptionnelle, parvenue à damer le pion au géant américain Amazon en Roumanie. Autre exception, dans un paysage européen de l’édition que l’on dit déprimé, Libris publie à tour de bras livres et disques, au point d’être devenu un des premiers éditeurs du pays.

Au fond, il ne devrait pas être étonnant qu’une telle entreprise ait vu le jour à Brașov plutôt qu’à Bucarest, tant la ville est au croisement des cultures germaniques, latine et ottomane qui ont marqué l’histoire de la Roumanie. C’est pour cela que nous étions à peine étonnés de rencontrer un confrère et ami vivant à Rome dans le restaurant où nous avaient conviés Virgil et ses amis, dont l’architecte et photographe Teofil Mihailescu, qui nous a illustré les évolutions de la ville au travers des décennies. Descendant de juifs hongrois de Transylvanie, notre ami était à la recherche du village natal de ses grands parents, qui avaient quitté la Roumanie pour la France au début du siècle dernier. Pour la petite histoire, il a fini par les retrouver, à Caseiu, près de Dej.

Si la splendeur de Sibiu est plus attendue – au fond, n’est pas capitale européenne de la culture qui veut – c’est cependant Alba Iulia qui a réservé les surprises les plus frappantes. A commencer par le vaste cimetière juif, au nord de la citadelle, demeuré quasi-intact grâce notamment aux dons des mécènes américains. Sous des dessous par ailleurs proprets, mais plutôt anonymes, Alba Iulia cache un écrin sans pareil en sa citadelle. C’est dans ce cadre majestueux et chargé d’histoire que nous avons découvert le festival de Dilema Veche et ses invités – tous plus intéressants les uns que les autres –, ainsi que le lien étroit que la revue est parvenue à tisser avec ses lecteurs au fil des ans.

Un lien qui m’a fait penser à celui qui relie Internazionale, magazine avec lequel je collabore régulièrement, à son public et qui prend consistence chaque année à l’occasion du festival qu’ils organisent à Ferrara, dans le nord-est de l’Italie. Comme à Ferrara, à Alba Iulia le journal et ses lecteurs s’approprient la ville et se mélangent lors des rencontres, des débats et des autres événements culturels. Comme à Ferrara, le festival permet de communier avec ce qu’un journal a de plus précieux, sa communauté, et de renouer le pacte de confiance qui lie les lecteurs aux journalistes. Mon regret est de n’avoir pas pu suivre de nombreux débats, bien que je me sois efforcé d’apprendre le roumain aussi vite que possible – surtout en voyant combien les Roumains sont à l’aise en français et en italien. Ce qui m’a beacoup facilité la tâche lors d’un exercice inédit de journalisme stand-up auquel j’ai dû me soumettre face à un public aussi patient que curieux et informé.

Une des choses que j’ai apprises lors de ce séjour, c’est que la Roumanie est probablement parmi les pays d’Europe celui où l’écart est le plus grand entre sa réputation et la réalité sur le terrain. Depuis la fin du communisme et la transition hésitante – pour ne pas dire ratée – des premières années, le pays s’est en effet, parfois malgré lui, taillé une réputation exécrable auprès de ses voisins européens et occidentaux en général. Et cela, avec la complicité d’une classe politique qui n’a rien fait pour endiguer la corruption, au contraire ; de quelques personnages du monde politique et des affaires (voire des deux) hauts en couleurs ; de faits divers incroyables mais vrais (comme le vol et la disparition des tableaux du Kunsthal de Rotterdam ou la mort de la religieuse qui a inspiré le film Au-delà des collines, de Cristian Mungiu) ; d’un cinéma qui exporte des films de qualité, mais rarement très gais et surtout de la confusion trop facile entre Roms (en majorité roumains, il faut le dire) et Roumains, alimentée par une presse occidentale aussi paresseuse que conformiste.

Le phénomène est particulièrement marquant en France, le pays qui a le plus inspiré la modernisation de la Roumanie et sa culture pendant les 150 dernières années : l’attrait exercé par la France sur la Roumanie est inversément proportionnel à la l’affection exprimée par les Français envers les Roumains. La question des campements abusifs des Roms dans les banlieues de plusieurs grandes villes françaises et la polémique déclenchée par Nicolas Sarkozy lorsqu’il était président est sans doute aussi passée par là. Entre les deux pays, on a un sentiment d’amour non rendu, de “Je t’aime. Moi non plus” à la énième puissance, tant le manque de réciprocité de la part de Paris est flagrant – si l’on exclut le domaine de la culture ou de l’enseignement, où les relations sont encore très étroites. A cela s’ajoute une sorte de complexe d’infériorité roumain qui a fait qu’au lieu d’envoyer balader les Français et se tourner que sais-je, vers les Etats-Unis, les Roumains ont en quelque sorte renforcé certains clichés et certaines convictions chez leurs partenaires.

Résultat : pour la plupart des Européens occidentaux, la Roumanie a longtemps été (et est toujours) un concentré de clichés négatifs que rien n’est venu démentir, car les responsables politiques locaux ont donné l’impression de passer davantage de temps à se savonner la planche qu’à redorer l’image de leur pays ou à mettre en avant les accomplissements réalisés et à se rapprocher de leurs voisins européens. Et puis il y a ce mot, “corruption”, qui revient continuement, comme une marque d’infamie qui colle à la peau de la Roumanie et qui occulte tout le reste. C’est lui qui barre la route de Schengen et qui serait à l’origine de la démission récente du gouvernement.

S’il ne faut pas se voiler la face à ce sujet, il est certain qu’il y a en Roumanie des énergies et des compétences que de nombreux pays européens peuvent envier, notamment chez le jeunes urbains, chez qui on retrouve cette aisance avec la culture et le monde occidental propre de la génération née en Europe centrale et orientale au moment de la chute du communisme ou tout de suite après. Une génération qui ne voit plus dans la France un modèle ou un exemple – tant pis pour Paris, elle n’avait qu’à faire preuve de moins de snobisme – mais qui lorgne plutôt du côté du monde anglo-saxon.

Quant à moi, je l’admet, j’ai été conquis. Il me reste à présent à faire œuvre de prosélytisme pour convaincre mon entourage et nos quelque lecteurs qu’il y a, à quelques heures de nos capitales orgueilleuses, un trésor qui ne demande qu’à être découvert.

Cet article est paru en roumain dans Dilema Veche.

Photo : L'affiche du festival de Dilema Veche, à Alba Iulia. GpA

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