Idées Libre circulation

A-t-on vraiment sauvé Schengen ?

Tout le monde crie victoire : un accord a été trouvé avec la Turquie. Mais quel accord ? Un accord de la honte. Il ne suffit pas de revenir sur les problèmes démocratiques de la Turquie, ni sur les termes de l’accord. Les deux sont contestables. Mais il faut aussi s’interroger sur les solutions que l’on peut apporter nous-mêmes, plutôt que de passer par la Turquie. Cet accord nous pousse aussi à nous interroger sur l’espace Schengen que nous voulons, sur les valeurs qui nous unissent.

Publié le 20 mars 2016 à 15:33

Une partie de ce qui est dit est vrai : Schengen ne se désintègrera pas demain, ni le mois prochain. La plupart des pays étant convaincus par cet accord, qui voit doubler l’indemnité initiale versée à la Turquie, en échange de quoi elle réintègrera les réfugiés, ne rentrant pas dans “nos critères”, laissés aux frontières de l’Europe. Dans tous les cas, c’est la Turquie qui devra retenir tous les réfugiés, afin de laisser à l’Europe le temps de soigneusement les choisir.

Je crois que l’on a éludé les réelles questions qui se posaient à nous. Face à la difficulté de la question des réfugiés, on a voulu se débarrasser du problème. 

Des solutions communes

Accueillir les réfugiés n’est pas évident financièrement . Il suffirait pourtant d’augmenter le budget européen, qui est misérable pour une institution comme celle-ci. Il serait financé par différentes taxes à l’échelle européenne (sur les transactions financières, les énergies fossiles…), par l’augmentation de la participation des États-membres et enfin par la lutte contre la fraude fiscale des particuliers et entreprises. La capacité d’endettement de l’Union Européenne est bien plus importante que celle des États-membres et une politique de relance adéquate permettrait de créer des emplois, absorbant (plus que largement) la nouvelle vague d’entrants sur le marché du travail.

En effet, le Plan Juncker n’est pas suffisant, puisqu’il apporte une majorité de fonds privés qui sont difficiles à rassembler et trop faibles pour ramener l’emploi et la croissance dans l'Union européenne et dans la zone euro.

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Un budget européen plus important permettrait aussi de mieux protéger nos frontières, d’encadrer et de fluidifier l’afflux de réfugiés. C’est ici l’enjeu majeur de cet afflux sans précédents : plutôt que de laisser les réfugiés à la Turquie, dont rien ne nous assure qu’ils seront logés et traités dans des conditions convenables, on pourrait nous-mêmes créer des espaces pour fluidifier les arrivées de réfugiés. Tout en les acceptant, mais de manière différée, nous pourrions donc gérer nous-mêmes ce problème. Ainsi, c’est à l’Union Européenne d’installer, de financer et de mettre en place les différents hotspots, pas aux États. 

Nous avons donc les moyens d’instaurer une politique migratoire audacieuse, juste et solidaire. Ici le principe de subsidiarité s’applique, et la politique migratoire générale devrait être du ressort de l’Union européenne, en incluant les autres membres de Schengen. C’est la seule solution pour préserver ce fabuleux espace sans frontières.

Le plus important est donc de fluidifier l’arrivée des réfugiés et de les répartir pour éviter aux pays européens d’être déstabilisés, notamment vis à vis du mécontentement de leurs populations, corrélé à la montée des nationalismes. 

Ensuite, il faudrait organiser une ligne diplomatique européenne unie et cohérente, claire vis à vis de la Syrie et de la Turquie. La première pour trouver une sortie de crise et mettre fin aux exactions de Daesh et celles du Président Bachar Al-Assad. La seconde pour rester intraitable quant au respect des droits de l’Homme et de la démocratie.

Le seul problème consiste donc à dissiper les peurs quant à la difficulté d’intégrer ces nouveaux arrivants dans les peuples européens. On peut comprendre l’inquiétude et les défis engendrés par l’arrivée massive de réfugiés. Malheureusement, il faut peut-être voir cette misère pour y croire. C’est en se confrontant à la dure réalité de la vie des réfugiés, la réalité de la guerre, que nous comprendrons peut-être que la solidarité est une mesure impérative. Nous avons la chance de ne pas connaître la guerre depuis 71 ans, pourquoi pas eux ?

Évidemment, on tarde à mettre ces mesures en place. Et on trouve un accord pour “sauver” Schengen. Mais quel Schengen ? Le principe de la libre-circulation, c’est que tout le monde puisse en profiter. Tout le monde. 

Il faut protéger Schengen, en effectuant contrôles, enregistrements et entretiens avec les réfugiés, en débusquant les filières mafieuses. Mais il faut aussi magnifier cette création inestimable qu’est Schengen, en justifiant les attentes des réfugiés par une attitude tolérante, accueillante, solidaire, juste, démocratique, ambitieuse, pacifique, diplomate et volontaire. Un espace sans frontières replié sur soi-même n’a pas de sens.

Et nous n'avons aucun moyen de savoir si cet accord avec la Turquie permettra la réouverture des frontières à l'intérieur de Schengen. Peut-être qu'à la prochaine crise, au prochain défi qui se dressera, les États européens reviendront au vieux et dépassé procédé du retour à la frontière nationale. Nous avons donc repoussé le problème à plus tard.

Quel Schengen voulons-nous ?

Je pense qu’il faut ici s’intéresser à un débat de fond, débattre sur les valeurs qui nous unissent, ces valeurs qui ont amené les Européens à fonder Schengen. La façon dont l’espace Schengen va “ressortir” de cette “crise” m’inquiète profondément. En quelque sorte, cet accord avec la Turquie répondrait aux demandes de renégociation des accords de Schengen faites par certains partis.

Le peuple européen s’est toujours construit sur l’échange. L’échange culturel, l’échange commercial, l’échange philosophique et intellectuel sont le socle des valeurs européennes et ont mélangé toutes sortes de populations. Idem pour les nombreuses guerres qui ont agité le Vieux Continent : derrière chaque, malheureux, acte de guerre se cache un acte de civilisation, parfois lourd à porter mais formateur d’un passé commun et donc d’une unité entre nos peuples.

La Grèce antique nous a apporté la démocratie, Rome a fait naître une cohabitation fondée sur l’échange, les monarchies sous la renaissance nous ont apporté l’échange culturel, ponctué par l’humanisme, courant fondateur d’un mouvement littéraire européen unifié. Adam Smith et les classiques ont contribué au libre-échange, Victor Hugo nous a confié son rêve des Etats-Unis d’Europe. 

D’Aristote à Emmanuel Kant, d’Erasme à Erasmus, regardons ce que nous avons accompli, regardons tout ce que nous avons en commun ! L’unité européenne a apporté la paix, la solidarité, la tolérance, le développement économique, la libre-circulation. Et le point culminant de tout cela est bien évidemment l’espace Schengen. Cet espace de liberté, Saint Graal de tous les acquis communs énoncés ci-dessus. Il faut donc le garder intact.

En ratifiant cet accord, mais surtout en “choisissant” soigneusement les réfugiés, nous remettons en cause nos valeurs. Nous trahissons les siècles d’histoire ayant abouti à la fondation de l’espace Schengen. J’ai toujours pensé que la mort de Schengen, c’était la mort de l’Europe. Les dirigeants européens ont réussi à le préserver, certes. Mais quel sera ce Schengen ? Si Schengen devient l’espace où l’on ne se mélange plus, si Schengen devient l’endroit où l’on rejette l’autre, si Schengen devient la terre où la peur de l’autre règne, alors nous avons échoué. 

Il faut préserver l’espace Schengen tel qu’il est, sinon son existence n’a plus de sens. Un Schengen réformé n’a plus de vitalité. Un Schengen réformé, c’est un Schengen mort. Une Europe sans espace Schengen, c’est une Europe qui succombe au nationalisme extrême.

Cet accord est censé endiguer la montée des partis populistes comme en Allemagne dernièrement et mettre fin à la montée des nationalismes extrêmes en Europe. Ce Mal dont est victime l’Europe n’est pas incurable. C’est un mouvement qui revient depuis des siècles. On le pensait disparu, endigué après tout le mal qu’il a pu causer. 

Ce nationalisme extrême engendre la peur, la haine. Le rejet de l’autre, en le dressant comme bouc-émissaire. Comment y remédier ? Par la Démocratie, l'échange, la solidarité, l'écoute, le partage, le refus de l’entre-soi,la cohésion, la croissance, l'acceptation d’un monde mondialisé, l'intégration, la liberté d’entreprendre, la fraternité, l'égalité des chances. La libre-circulation. La préservation de Schengen.

Mais le jour viendra où la disparition et la renégociation complète des accords de Schengen se posera. Ce jour là il ne faudra pas plier. Nos valeurs sont notre boussole. Elles doivent nous guider dans la bonne direction. Mais à force de s’en éloigner, en voulant forcer la boussole à indiquer une direction autre que celle qu’elle affiche, nous affaiblissons l’horizon européen, le respect de nos valeurs. Quitte à perdre le Nord. Prendrons-nous ce risque ?

Cartoon : Sur le bateau est inscrit "Zone Schengen". De Gatis Sluka

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