Idées Europe centrale

Le groupe de Višegrad, entre espoirs et fractures

Comment aborder le vent de la rupture venant de l’Est, violent et enragé ? Faut-il l’affronter directement ou juste attendre que cela passe ? Pourquoi un tel ressentiment ? Et surtout, faut-il irrémédiablement opposer l’Union Européenne et le groupe de Višegrad ?

Publié le 6 septembre 2016 à 09:31

"Un jour viendra où, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne". C'est comme cela que Victor Hugo expliquait la nécessité d'une construction européenne. Pourtant, aujourd'hui, elle paraît se disloquer plus que jamais. La rupture est particulièrement visible avec les pays du Groupe de Višegrad (composé de la République Tchèque, de la Pologne, de la Hongrie et de la Slovaquie), qui ne voient plus la fraternité européenne nécessaire à la construction européenne (et ils ne sont pas les seuls).

Les fractures "géographiques" au sein de l’Union Européenne sont nombreuses. Néanmoins, si l’opposition entre pays du sud de l’Europe et pays du nord de l’Europe fut majeure en pleine crise, du fait de leur lecture différente de la crise et de ses conséquences, le clivage entre pays de l’ouest et pays de l’est est devenu aujourd’hui la principale source de tension en Europe. Cela pose donc la question de l’élargissement, puisque la plupart de ces pays furent intégrés en 2004, mais aussi des solutions à apporter pour que la construction européenne puisse se faire avec tous, sans exclure personne.

Une adhésion à l’UE nécessaire et naturelle

Il est bien facile de voir cette opposition comme permanente et de l’accuser d’être le fruit d’un élargissement trop rapide. L’élargissement est souvent, malheureusement, désigné comme un échec et comme l’une des raisons des difficultés que rencontre l’UE. Pourtant, il semble que les divergences opposant l’UE et le groupe de Višegrad résident plus dans la manière, et non le principe, par laquelle s’est opéré l’élargissement de 2004.

A la chute de l’URSS, l’Union Européenne se devait de répondre à un besoin fort des pays qui étaient sous le giron du géant soviétique d’intégrer l’Europe, de pouvoir se construire à nouveau une identité nationale par la participation à un espace transnational et européen. Pour, en fait, mettre fin à l’influence et au totalitarisme soviétique.

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Si cet élargissement fut peut-être rapide (seulement 13 ans après l’implosion de l’URSS), il était bien nécessaire d’intégrer ces pays à l’ensemble européen. A la fois pour des questions géopolitiques (la Russie affaiblit, la construction européenne pouvait librement impliquer des pays qui sont européens à part entière), mais aussi pour des raisons plus idéologiques. En effet, par les valeurs de tolérance et de solidarité qu’elle porte, l’Union Européenne devait accepter l’adhésion de ces Etats, afin de favoriser la convergence économique et de les protéger.

L’élargissement était aussi très symbolique, les pays de l’Est sont pleinement européens, et leurs cultures sont à la fois slaves et européennes, et ont marqué les siècles précédents.Par ailleurs, l’intégration est aussi réussie pour des pays comme la Slovénie ou les pays Baltes. La question se pose donc pour le groupe de Višegrad, pourquoi tant d’opposition ?

Les divergences sont fortes entre ces pays et ceux de l’Ouest : la répartition des réfugiés, la réaction face au Brexit, le rejet de l’Europe politique. Comment expliquer ces divergences, qui, il faut le répéter, ne sont pas les seuls à animer les pays de l'UE ?

Une asymétrie d’information quant à l’adhésion de ces pays à l’UE

L’approche économique est ici fondamentale. Et elle est paradoxale : ce qui maintient ces pays dans l’Europe, le marché unique et le bénéfice des subventions européennes, est aussi la cause des difficultés actuelles.

N’aurait-on pas vu l’adhésion de ces Etats à l’UE comme une simple opportunité d’agrandir le marché européen ? Cette vision anglo-saxonne de leur intégration est perceptible aux liens entretenus par ces pays avec le Royaume-Uni (particulièrement pour la Pologne et la République-tchèque). Reprocher aux pays de Višegrad un manque d’affinité avec l’Europe politique est donc impossible, car leur adhésion s’est faite, volontairement, autour d’un malentendu, entretenue par une vision anglo-saxonne de la communauté européenne.

L’élargissement n’était pas vu comme une opportunité d’intégrer les anciens pays du bloc soviétique à une communauté politique mais comme une occasion inespérée d’agrandir le marché unique, et donc les débouchés des entreprises européennes. De plus, les difficultés actuelles que rencontre l’Europe face aux citoyens sont notamment attisées, à l’ouest, par le dumping pratiqué par ces pays à l’égard de nos économies.

La difficulté des rapports entre le groupe de Višegrad et l’Union Européenne réside donc, à l’origine, dans les raisons de leur intégration et un manque criant de transparence politique et institutionnelle sur l’appartenance à l’Union Européenne, les devoirs et les droits qu’elle implique. On pourrait donc qualifier cela, pour rester dans l’approche économique, comme une asymétrie d’information... dont chacun en avait conscience apparemment.

Néanmoins, les pays du groupe de Višegrad n'ont-ils pas vu dans la construction européenne un rêve qu’ils ont cru pouvoir modeler à leur guise ? Si nous les avons vus comme des consommateurs supplémentaires, ne nous ont-ils pas vus comme une aide à la reconstruction, juste une simple « main tendue » passagère sans y voir des implications ?

L’opposition, ici, fait tache. Particulièrement par rapport à la crise des réfugiés. Si l’attitude de l’UE face à cette crise est absolument vide de sens humanitaire, la réaction de ces pays vis-à-vis des réfugiés est édifiante ! Comment se targuer d’appartenir à un ensemble culturelle immense et ouvert, l’Europe, et de refuser, par pur populisme, d’accueillir ne serait-ce que quelques centaines de réfugiés ?

Si l’attitude de certains pays européens n’aide pas (la France n’a accueilli qu’un millier de réfugiés sur les 30 000 escomptés), ces pays se doivent de participer à l’effort, même si cela se fait a minima. Evidemment, juridiquement, la politique migratoire est une compétence partagée, et en dernier ressort, il appartient aux Etats membres de décider s’ils acceptent ou non un demandeur d’asile, même si une directive temporaire insiste marque bien la nécessité d’un partage des responsabilités sur un potentiel afflux migratoire.

Ils ont aussi annoncé ne pas avoir l’intention de payer le juste transfert de fonds nécessaire vers les pays qui sont en première ligne dans l’accueil des réfugiés, surtout depuis la fermeture de la frontière hongroise, ou vers ceux qui ont décidé de participer au projet de répartition de la Commission. A contrario, de nombreuses erreurs furent faites, notamment le manque de solidarité vers la Slovaquie et la Hongrie au début de l'afflux massif. Ainsi, un transfert de fonds et de matériels aurait dû être fait immédiatement aux pays « en bordure », notamment vers les deux pays précédemment cités.

Cet épisode montre donc que ces pays cherchent encore à se construire une identité, et que par là ils rejettent tout apport supplémentaire de la part d’autres pays, qu’ils soient européens ou non. Pourtant, il apparaissait qu’appartenir à l’Union européenne faisait partie de cette reconstruction, mais personne n’a voulu insister sur ce point-là au moment de l’adhésion de ces pays, les bénéfices du marché étaient trop grands, trop immédiats, pour tous les Etats-membres.

On est donc arrivé au summum de l’hypocrisie de part et d’autres de l’Europe. Les pays fondateurs ont pu favoriser l’Europe d’aujourd’hui, ne jouant que sur le biais économique, désenchantant le rêve européen, faussant la perception d’une adhésion dans l’Europe. Ils ne veulent pas non plus reconnaître l’effort de ces pays vis-à-vis de l’Ukraine (notamment pour la Pologne), et ne font rien pour les rassurer sur les agissements (inquiétants) russes. Inversement, le groupe de Višegrad joue sur les difficultés actuelles de l’UE pour la décrédibiliser afin de favoriser les intérêts des pays le composant.

Des revendications parfois douteuses et contradictoires

De l’autre côté, les pays de Višegrad rejettent tout ce pour quoi ils ont signé et handicapent aujourd’hui lourdement la construction européenne, puisqu’ils ne veulent avoir, apparemment, que des droits en Europe. Si la responsabilité paraît partagée, les revendications du groupe de Višegrad, pas toujours vide de sens, se portent vraisemblablement en porte-à-faux par rapport à l’évolution de la construction européenne.

Demander un consensus sur la question des réfugiés est évident, indispensable. Exiger un consensus sur la délibération faite par quatre pays est assez hypocrite. On peut, bien sûr, écouter toutes les revendications, mais en quoi cette réponse (c’est-à-dire limiter drastiquement l’immigration, refuser toute solidarité quant à la répartition des réfugiés) est plus justifiée qu’une autre ? De plus, faire du consensus une nécessité quand cela arrange et ne jamais permettre le consensus pour les autres questions est invraisemblable.

Et d’autres paradoxes apparaissent au fur et à mesure de la lecture des communiqués des ministres du Groupe de Višegrad. Ainsi, la République Tchèque appelle à une refondation de l’Union Européenne en la démocratisant. Les institutions ne sont pas assez représentatives (ce qui est vrai), la République Tchèque appelle donc le Conseil européen à jouer…un plus grand rôle. Soit l’organe le moins démocratique de l’UE. Pire, elle appelle à un renforcement des prérogatives du Conseil face… au parlement européen, soit l’organe le plus démocratique de l’UE.

Le mécanisme de codécision est déjà compliqué, symbole de l’intergouvernementalisme, alors renforcer les pouvoirs du conseil européen est en porte-à-faux de tous les efforts de démocratisation des institutions européennes (mêmes si ils sont insuffisants) depuis 40 ans.

De plus, si on adhère à l’Union Européenne, c’est pour que certaines décisions soient prises à un échelon supérieur, d’après le principe de subsidiarité. Si on ne l’accepte pas, on doit sortir de cet espace. Bien sûr, on en n’arrive jamais à une telle extrémité. Dénoncer le manque de démocratie en Europe est plus que légitime, proposer une solution qui ne fera qu’empirer le problème et ne correspond pas à la nature des institutions est absurde.

Si le groupe de Višegrad souhaite une régression vers le confédéralisme, il ne devrait alors pas souhaiter un approfondissement du marché unique et la création d’une force armée européenne, ces deux entités nécessitant des institutions communes approfondies et efficaces (c'est à dire une réelle Europe politique), incompatibles avec le confédéralisme.

Et la présidente du conseil des ministres Polonais, Mme Szydło, d’insister, le 27 juillet dernier : « Une des pires conséquences que les Etats membres peuvent tirer du Brexit serait la division de l’UE en petits clubs », en référence à une intégration plus poussée d’un noyau dur. Paradoxal, puisque le V4 (groupe de Višegrad), rien que par ses prises de positions, constitue un club en marge de l’UE, et il n’aide pas non plus à réduire les clivages au sein de l’UE (qui sont parfois à l’origine des « petits clubs » dont parle Mme Szydło) que ce soit sur le thème des réfugiés ou du « problème constitutionnel » Polonais.

L’approche économique est parfois différente selon les différents pays composant ce groupe. Là aussi, néanmoins, les paradoxes apparaissent. Ainsi, le dernier communiqué officiel du groupe de Višegrad souhaite que l’UE se concentre sur les sujets qui ne divisent personne et qui n’ont pas encore été assez exploré : il souhaite donc renforcer… le marché unique, qui bien évidemment est insuffisamment exploré, tout comme la libéralisation des marchés publics et des services. Or, le marché intérieur est une compétence partagée, au même titre que l’environnement ou la politique sociale.

Le groupe de Višegrad, symbole de l’échec de l’inter-gouvernementalisme

Aucune allusion aux problèmes du dumping social et fiscal n’est faite, ce qui, il faut l’avouer, ne concernent pas que ces pays. Il est tout de même un peu difficile pour un européen convaincu comme moi de comprendre ces prises de positions. L’adhésion à l’Union Européenne ne va pas que dans un seul sens, les pays sont liés par des objectifs économiques mais aussi politiques.

Et si le groupe de Višegrad n’est clairement pas responsable du détournement du but de la construction européenne, il en est le symbole. Symbole d’une coopération qui s’appuie plus sur les chefs d’Etats que sur les citoyens européens. Symbole de l’échec de l’intergouvernementalisme, abreuvé par les égocentrismes nationaux, adoubé par certains dirigeants européens pour son opacité, utilisé par les partis nationalistes pour attiser haine et violence. Le groupe de Višegrad est le symbole de cette Europe qui se morfond dans la recherche d’une souveraineté nationale qui n’est plus, d’une Europe qui persiste à penser que le modèle de l’Etat-nation, seul, peut encore tout faire.

Bien évidemment, la réponse à ces reproches sera celle mentionnant le fait que le groupe de Višegrad représente tous les incompris de l’Europe, tous les citoyens voulant la transformer, notamment les adeptes de « l’Europe des nations » dans les pays de l’Ouest, ceux trouvant l’UE trop envahissante.

Cette réponse n’est d’ailleurs pas dénuée de véracité, c’est juste une manière habile, utilisé par un grand nombre de partis eurosceptiques, de prétendre être la seule interprétation politique du mécontentement général envers l’Union Européenne. Par-là, les pays du groupe de Višegrad se substituent aux autres alternatives possibles pour changer l’UE, évinçant in fine les autres projets susceptibles de remporter une certaine adhésion dans les populations européennes.

L’utilisation de ce stratagème politique, qui n’est autre que cliver pour mieux rassembler, est, selon moi, dommageable. Et bien sûr tous les Etats-membres, à des degrés divers, jouent à ce jeu pour tirer le meilleur parti de cette coopération européenne, affaiblissant de facto l’Union européenne.

L’intergouvernementalisme est un véritable échec. Personne ne tire dans le même sens, on peut le déplorer, cependant cela relève de la logique. Tout le monde tire parti de cette faiblesse dans un objectif national, alors que les bénéfices seraient bien plus grands pour tous si la coopération était renforcée. En l’absence de légitimité des institutions, les chefs d’Etats et de gouvernement ont fait de l’Europe un « nain » politique. Nous l’avons transformé en machine économique, faisant de nos institutions des entités incapables de réagir face au manque de compromis et à l’absence de dialogue.

La solution de l’Europe à deux vitesses

Une solution à ces divergences serait peut-être de négocier une position dans l’Espace Economique Européen, qui correspondrait bien à la vision de l’Europe de ces pays, qui voient dans le marché commun le seul point où il n’y a pas de divergences entre les Etats.

La solution, d’ailleurs, est peut-être là. Un deuxième cercle européen devra inévitablement se former. Il est encore à l’état embryonnaire, mais pourrait se développer. Ce serait donc une Europe à deux vitesses. Proposition satisfaisante mais brise-cœur, puisque ce n’est pas intrinsèquement le but de la construction européenne.

Un deuxième cercle européen ferait perdre beaucoup à tous, c’est sûr. Moins de poids politique et économique pour l’UE, inconvénients surmontables, perte de certaines subventions (représentant, tout de même, 7% du PIB hongrois en 2014) et moins d’accès dans la prise de décision, tout en y étant moins exposés, pour les pays du 2ème cercle. Néanmoins, les normes européennes seront probablement toujours très présentes, en vertu de l’autonomie de l’ordre juridique européen et de l’uniformisation des normes, nécessaire à un marché unique.

Cette solution n’est pas la plus simple, et le choix de l’Europe à deux vitesses s’inscrit dans un mouvement plus global, qui correspondrait à organiser un grand débat sur l’UE dans l’Europe, suivit d’une prise de décision démocratique (des représentations nationales et européennes, suivie d’un référendum, idéalement pan-européen) pour enfin statuer, ensemble, sur l’avenir d’une Europe qui se meurt.

Une délibération européenne en coopération avec les médias et les citoyens permettrait d’exposer TOUTES les alternatives pour l’Europe, afin que chacun puisse faire son choix en connaissance de cause, le plus démocratiquement et le plus objectivement possible. Cela permettrait l’émergence de deux cercles européens, qui n’auraient pas la même vision de l’UE mais qui resteraient étroitement en coopération.

Le grand objectif est donc de parvenir à un consensus sur les valeurs de l’UE, si symbolique mais si important, et un compromis sur les objectifs et l’organisation des institutions et le poids de ces dernières au sein de la communauté européenne.

Photo : les chefs d'Etats et de gouvernements (de gauche à droite) de la Slovaquie, de la République Tchèque, de la Pologne et de la Hongrie Robert Fico, Bohuslav Sobotka, Beata Szydło et Victor Orbán à Varsovie, le 21 juillet 2016. JANEK SKARZYNSKI / AFP

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