Quelle Turquie voulons-nous ?

Publié le 7 juin 2013 à 14:06

Assurer la prospérité de son peuple ne suffit plus à éviter la contestation. La Turquie devrait connaître une croissance de 3,2% en 2013 et 4% en 2014, selon les prévisions de la Commission européenne, contre -0,4% et +1,2 pour la zone euro. Mais des centaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues pour contester la politique et le pouvoir de leur Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan. Et les manifestations semblent parties pour durer, même sans les violences spectaculaires des premiers jours.

La situation économique et sociale n’est pas le motif premier de la contestation, qui a éclaté autour d’un projet d’aménagement urbain à Istanbul. Et c’est une première différence avec les Printemps arabes auxquels le mouvement de la place Taksim a abondamment été comparé.

Une deuxième différence avec les Printemps arabes est qu’Erdoğan n’est pas un tyran qui a confisqué le pouvoir au bénéfice d’un clan, sans égard pour le bien-être de son peuple et la santé de son pays. Le leader de l’AKP, le Parti pour la justice et le développement, a été élu 3 fois, au cours de scrutins réguliers, et dispose d’une cote de popularité que pourraient lui envier plusieurs dirigeants européens.

Il est d’ailleurs paradoxal de vouloir identifier les évenements turcs à ceux du monde arabe, après avoir si longtemps expliqué la vocation européenne de la Turquie. Mais depuis 10 ans, les défenseurs de l’adhésion de la Turquie à l’UE ont confondu la politique de modernisation menée par Erdoğan avec une volonté d’européaniser son pays.

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Sauf à croire que la civilisation européenne se résume à la croissance économique et de nouveaux centres commerciaux, ou que l’Europe ait un monopole intellectuel sur la moindre mesure démocratique hors de l’UE, l’ambition du Premier ministre turc pour son pays ne faisait pas de ce dernier un candidat idéal à l’adhésion. Les manifestants de la place Taksim viennent nous rappeler que le projet de l’AKP dessine une voie particulière, conforme aux identités multiples et parfois contradictoires de la Turquie : pont entre deux continents, carrefour de plusieurs cultures, musulmane, post-Ottomane et kémaliste.

Cette politique a eu le grand avantage de faire sortir la Turquie de son rôle de pion stratégique de l’OTAN et de fournisseur de main d’oeuvre bon marché. La Turquie est désormais un partenaire commercial important et une puissance politique avec laquelle il est possible de compter. Et la diaspora turque, avec sa jeunesse souvent binationale et multiculturelle, peut désormais faire des allers-retours avec un pays dynamique, au bénéfice de tout le monde.

C’est d’ailleurs cette jeunesse turque, ouverte sur le monde et qui vit des fruits de la croissance impulsée par Erdoğan, qui mène la contestation contre ce dernier. Car elle aspire à une qualité de vie qui ne se résume pas à des opportunités. Cette jeunesse, et les manifestants de tous âges qui la suivent, se soucient d’environnement, veulent échapper à l’emprise de la religion, veulent être écoutés et respectés par le pouvoir.

Pour l’Union européenne qui, quatre jours avant les manifestations à Istanbul, annonçait sa volonté de relancer les discussions d’adhésion, la situation est inconfortable. Recep Tayyip Erdoğan, qui qualifie les manifestants de “terroristes” et garde en prison plus de journalistes que la Chine ou l’Iran, reste-t-il le garant des bonnes relations Turquie-UE ? Son intérêt pour les modèles russe et chinois est-il encore compatible avec les objectifs stratégiques et les principes de l’UE ?

Erdoğan dispose encore malgré tout d’une large base politique, et ni les kémalistes, les Kurdes, les communistes ou les alévis ne constituent pour l’instant une alternative crédible à son pouvoir. Après avoir louvoyé depuis un demi-siècle, l’UE doit s’interroger sur ce que la Turquie représente pour elle, et quelle relation elle veut construire avec elle. Alors qu’une partie du peuple turc aspire à plus de liberté l’entre-deux permanent serait le pire de choix.

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