Chaos politique en Moldavie
L'ex-Premier ministre Vlad Filat lors de son arrestation, le 15 octobre, à Chișinău.

Le hold-up d’un pays

L'arrestation de l'ancien Premier ministre Vlad Filat le 15 octobre est le dernier épisode en date de la crise politique qui secoue l'ancienne république soviétique. Déclenché par la révélation de la mystérieuse "disparition" d'un milliard de dollars de plusieurs banques – vraisemblablement au profit de quelques oligarques – un mouvement de protestation menace de balayer la classe politique, alors que l'adhésion à l'UE semble s'éloigner.

Publié le 20 octobre 2015 à 07:10
Adevărul  | L'ex-Premier ministre Vlad Filat lors de son arrestation, le 15 octobre, à Chișinău.

Le 15 octobre fera désormais date en Moldavie : c’est en effet jeudi que les députés, réunis depuis la matinée au Parlement, ont décidé la levée de l’immunité parlementaire de l’ex-Premier ministre Vlad Filat, président du Parti libéral-démocrate (PDLM), entraînant son arrestation quelques heures plus tard pour corruption. Filat est accusé d’avoir reçu des pots-de-vin à hauteur de 250 millions de dollars (environ 220 millions d’euros), dans le cadre de ce que a été surnommé “le vol du siècle” : la disparition d’un milliard de dollars dans trois banques moldaves. Le Centre national anti-corruption a placé Filat en détention préventive pour 30 jours.

Pour les centaines de Moldaves qui campent depuis des semaines devant le Parlement pour protester contre la corruption qui gangrène le pays, il s’agit d’une importante victoire. Mais pour de nombreux observateurs, le véritable gagnant est l’éminence grise du pays, l’oligarque Vladimir Plahotniuc, expliquent dans L'Express Charles Haquet et Iulia Badea-Guéritée,

C’est “l’homme le plus puissant de Moldavie, celui dont tout le monde parle, mais dont on ne prononce jamais le nom : sa richesse est aussi vaste que son influence. “Il est partout, mais son nom n’apparaît jamais, même si l’on sait que c’est lui qui tire les ficelles”, explique à L’Express Alina Radu, rédactrice en chef du journal d’investigation Ziarul de Garda. “D’où son surnom de marionnettiste…”. Homme de l’ombre, poursuit l’hebdomadaire français, “il entretient des liens étroits avec le monde politique. ‘Il a les moyens de contrôler le jeu et ne s’en prive pas’*”, estime un ambassadeur en poste à Chișinău. Les reporters poursuivent :

Où est passé le milliard ?” Dans la capitale moldave, la question est sur toutes les lèvres. Comment trois banques, parmi les plus importantes du pays - la Banque des Economies, Unibank et la Banque sociale - ont-elles pu se faire dérober un milliard de dollars, sans que personne ne s’en rende compte ? Surréaliste : ce "casse du siècle" représente 13% du PIB moldave. Soit, à l’échelle de la France, un "trou" de 280 milliards d’euros ! De quoi reléguer les exploits d’un Madoff ou d’un Kerviel au simple rang d’un fait divers. Pour les Moldaves, qui gagnent en moyenne 200 euros par mois, la pilule est dure à avaler. Coincé entre la Roumanie et l’Ukraine, leur pays figure parmi les plus pauvres d’Europe. A 76 ans, Nina, une ancienne institutrice, se rend tous les matins au marché central, près de la gare, pour y vendre ses derniers vêtements : "Avec ma retraite mensuelle de 60 euros, je ne sais même pas si je pourrai payer la facture de gaz cet hiver. Alors quand j’apprends que le milliard reste introuvable et que l’État, c’est-à-dire nous, les Moldaves, allons devoir le rembourser, j’ai envie de pleurer." L’exaspération est d’autant plus grande que l’enquête n’a pas progressé d’un pouce. À croire que personne ne cherche vraiment à la résoudre…”.

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Mais cette histoire incroyable ne date pas d’aujourd’hui. Tout semble avoir été mis en oeuvre pour éviter qu'elle ne sorte pas au grand jour, afin que l’opposition, composée des deux partis pro-russes, le Parti socialiste d’Igor Dodon et Notre Parti, de Renato Usatâi, ne puisse pas arriver au pouvoir. Les mauvaises langues racontent, dans la presse locale, que ce sont ces partis qui font aussi le jeu de Plahotniuc, puissant homme d’affaires qui aurait tout intérêt que le chaos gagne le pays. Fait est que un ancien Premier ministre, coupable probablement de complicité dans la mise en place de ce hold-up est arrêté pour 72 heures, tandis que les vrais coupables sont encore en liberté. Et savourent cette victoire qui fragilise la coalition pro-européenne. Ainsi, continuent Haquet et Badea-Guéritée,

le 4 décembre 2014, le Premier ministre de l’époque, Iurie Leanca, révèle la catastrophe lors d’une réunion ministérielle : "Notre système bancaire est fragilisé par le management défectueux, voir frauduleux, de certaines banques." Bel euphémisme. En réalité, ce hold-up historique n’est pas un simple "coup", commis par quelques dirigeants indélicats. Pour vider les coffres, les fraudeurs en ont d’abord récupéré les clés, de façon légale. Et, sans doute, avec des complicités au plus haut niveau de l’État… L’opération a lieu en 2013. Détenue majoritairement par l’État, la Banca de Economii se trouve alors en situation financière délicate. Pour lui donner de l’air, l’État ouvre son capital à des investisseurs privés. La banque a-t-elle été volontairement mise en difficulté ? La technique est simple : la direction de la banque – forcément complice - laisse pourrir la situation. Lorsque la crise éclate, on fait entrer le loup dans la bergerie. À moindre coût, puisque l’action ne vaut plus rien… En moins d’un an, un groupe d’actionnaires, conduit par un certain Ilan Shor, prend le contrôle de la banque. Une fois maîtres des lieux, il ne reste plus qu’à siphonner les comptes, via des transactions off-shore, dont on a retrouvé des traces dans une banque lettone et dans plusieurs paradis fiscaux. Pour brouiller les pistes, les fraudeurs tissent un lacis inextricable de sociétés-écrans. Ils s’emploient aussi à détruire les traces. Fin 2014, des dossiers confidentiels de crédits disparaissent, lors de leur transport dans un centre d’archivage. "Le véhicule a été volé et retrouvé, le lendemain, entièrement brûlé", écrit le cabinet anglo-saxon Kroll, dans un "rapport préliminaire" commandé par le gouvernement moldave. Précision des enquêteurs : "Le véhicule avait été fourni par la société Klassica Force", une société de sécurité détenue par un certain Ilan Shor. Bouclée en avril 2015, l’étude de Kroll devait, dans la foulée, donner lieu à une enquête. Six mois plus tard, rien n’a bougé. "Le contrat va être signé prochainement avec Kroll, promet le président du Parlement, Adrian Candu. Nous espérons recouvrer plus de 25% des sommes dérobées”.

Maintenant que la Commission anticorruption va poursuivre son enquête avec un ancien Premier ministre arrêté, la foule relâchera t-elle la pression? Le fait que Plahotniuc ait renoncé à ses fonctions de vice-président du Parti démocrate moldave, et même de membre du parti, afin de ne pas mettre “en danger la réputation du parti”, permettra t-il aux procureurs de réaliser une enquête sérieuse ? Ou s’agit-il seulement d’une stratégie de celui que l’on soupçonne d’avoir acheté jusqu’aux juges du pays ? “Il n’y a pas d’espoir pour ce pays, tant que Plahotniuc le conduit niché dans l’ombre”, avait déclaré Vlad Filat, lors d’un récent discours au Parlement. De même, à Chișinău, nombreux sont ceux qui doutent. A commencer par Veaceslav Negruta, ex-ministre des finances, qui confie à L’Express :

"Les leaders politiques font traîner les choses, car ils ont peur de voir leur nom sortir au grand jour, assène-t-il. Tous sont impliqués dans ce scandale." Entré au gouvernement en 2009, après la victoire de la coalition pro-européenne, cet économiste réputé intègre en est parti quatre ans plus tard, écœuré. "En 2012, j’ai écrit un rapport au Conseil suprême de Sécurité pour l’avertir de manœuvres bancaires suspectes. Je n’ai reçu aucune réponse. Un mois plus tard, j’ai fait l’objet d’une enquête disciplinaire de la part du procureur général. On a voulu me museler." Aujourd’hui expert indépendant, il comprend la colère des Moldaves. "En 2009, ils nous ont donné un mandat clair : conduire le pays sur la voie de l’intégration européenne, dit-il. Malheureusement, les dirigeants qui se sont succédés à la tête du pays ont un double discours : ils font de belles déclarations pour plaire à la communauté internationale, mais ils cherchent surtout à faire fructifier leurs intérêts privés."

Quid du chemin européen de ce pays jadis élève modèle du Partenariat oriental ? Quid de l’avenir ? De ce pays bloqué par l’arrêt total des aides européennes et américaines depuis ce printemps, alors qu’il aspire à une adhésion ?

Les auteurs concluent :

Pour retrouver la confiance de Bruxelles, il faudra du temps. "Nous sommes consternés, déclare, anonyme, un diplomate européen. Nous avions placé tellement d’espoir dans ce pays ! De tous ceux qui avaient signé le Partenariat oriental à Prague, en 2009, c’était, de loin, celui qui montrait le plus fort potentiel."

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