Peinture murale au centre social Okupado à Casablanca, Madrid, Octobre 2012.

La génération Erasmus, dernier espoir de l’Europe

Ne comptez pas sur les dirigeants de l’UE pour sortir de la crise. L’avenir sera construit par la jeunesse que ceux-ci ont oubliée, écrit le philosophe polonais Jarosław Makowski, alors que Bruxelles cherche des financements pour permettre au programme d’échange d’étudiants de survivre aux coupes budgétaires.

Publié le 24 octobre 2012 à 16:34
Pollobarba  | Peinture murale au centre social Okupado à Casablanca, Madrid, Octobre 2012.

Jusqu'à présent, les sociologues ont mis l’accent sur la soit-disant "génération perdue". Les politiciens étaient réticents à l’idée d’utiliser cette formule, jusqu’à ce que Mario Monti, le Premier ministre italien, brise le silence. Ainsi, il a simplement déclaré à ses jeunes compatriotes: "Vous êtes la génération perdue". Et plus précisément: "La triste vérité est que le message d'espoir -- en termes de transformation et d'amélioration du système dans son ensemble -- ne pourra être adressé à des jeunes gens que dans quelques années".

Les mêmes phrases pourraient tout autant être prononcées par la chancelière allemande Angela Merkel et le Premier ministre britannique David Cameron. Monti a ouvert la voie. Ainsi, d'ici peu, nos dirigeants vont allègrement proclamer la "bonne nouvelle", appelant les jeunes à oublier la vie dont ont pu jouir leurs parents. Disons les choses clairement: la responsabilité de la crise que traverse l'Europe incombe aux élites politiques et intellectuelles actuelles, à cette génération de dirigeants qui a grandi dans un "palais de cristal".

Mais cette existence protégée, au cours de laquelle ils ont pu jouir de la prospérité et de la sécurité, n’est pas leur oeuvre. Hier, Schröder et Blair, aujourd'hui Merkel, tous l'ont reçue en héritage de leurs prédécesseurs. Ils n’ont su être rien de plus qu’une efficace "coopérative de consommateurs", pour reprendre l’expression de Zygmunt Bauman, absorbant le travail des autres et se prélassant de leur succès.

La génération qui a créé l'Europe a été profondément marquée par une Histoire tragique, incarnée par Auschwitz. Les pères fondateurs de l'Union, Konrad Adenauer, Robert Schuman et Alcide De Gasperi, avaient compris que la seule manière de construire quelque chose de bon et de durable, c’était d'agir ensemble. La solidarité européenne s'est avérée être une bénédiction.

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Pas de profit, mais le développement durable

Les élites dirigeantes actuelles ont vécu, elles, dans un tout autre contexte - celui de la sécurité, de la paix et d'une amélioration constante de la qualité du niveau de vie des sociétés dans leur ensemble. Cela fut le résultat de la construction de l'État providence raisonnable.

Comment est-il possible qu'après ce spectaculaire succès européen, nous nous retrouvons aujourd'hui face à la probabilité d'un vrai désastre européen ? Ce qui nous y a conduit est la conviction partagée par nos élites d'avoir hérité l'Union de leurs ancêtres, alors qu’en réalité ils l’ont empruntée à leurs enfants. L'état d'esprit pourrait être résumé ainsi : "Profitons au maximum du moment présent, parce que d'une minute à l'autre, l'Union européenne peut être réduite en cendres."

Quel est le plus gros et le plus brûlant problème de l'Europe contemporaine ? Nous le voyons aujourd'hui dans les rues et sur les places de nos villes. "Nous avons le droit de vote, mais nous n'avons pas de travail" - crient des jeunes chômeurs. "Nous avons la démocratie, mais nous n'avons pas de pain, ni de logement".

Voici le précariat qui grandit sous nos yeux. Qui le compose ? "En fait, tout le monde", répond clairement et justement Guy Standing, auteur de "Précariat. Une nouvelle classe dangereuse". Son noyau dur est formé par des jeunes gens.

La seule chose qu'ils entendent de la bouche de leurs dirigeants, c'est qu'ils font partie d'une "génération perdue" dans une Union menacée par l'effondrement. Le précariat, écrit Standing, se heurte actuellement aux "quatre A": la colère (anger), l'anomie (anomy), l'anxiété (anxiety), et l'aliénation (alienation). A quoi mène une telle atmosphère sociale ? Aux "citoyens en colère" que nous avons vus à l'oeuvre l'été dernier dans les rues de Londres. Ce sont ces "nouveaux pauvres", qui n'ont rien à voir avec des traditionnels sans-abris. C'est une génération avec pour seule perspective le chômage de longue durée, ou une résignation à enchaîner des petits boulots, bien en dessous de leurs qualifications et leurs ambitions. Et cette situation les met en rage et en colère.

La question qui se pose à nous aujourd'hui est la suivante : comment transformer la colère en courage ? Tout d'abord, n'oublions pas que le courage de la pensée découle d'une vision courageuse. Alors disons fermement: "N'ayons pas peur de notre haine". Elle est tout à fait justifiée compte tenu de la situation. A une seule condition toutefois: notre colère, notre révolte, et, finalement, notre haine, ne doivent pas être dirigées contre autrui. S'en prendre à mon voisin, ce serait comme vouloir éteindre le feu avec de l'essence.

Notre monde deviendrait un enfer absolu. La haine et la colère qu’actuellement des millions de jeunes Européens portent dans leurs cœurs, doivent être dirigées contre l'indifférence. Aujourd'hui, notre impératif catégorique est celui là : "Je déteste mon indifférence." Claus Leggewie écrit dans son célèbre livre "Mut statt Wut" ("Courage, au lieu de la colère"): "de grands changements demandent cependant de l'imagination constructive et de l'initiative."

Qui sera à la hauteur pour montrer la nouvelle direction d'une Europe unie, suivant non pas l'égoïsme, mais la solidarité, non pas la compétition mortelle, mais la coopération, non pas le profit, mais le développement durable ?

Nous pouvons d'ores et déjà affirmer avec certitude qui ne saura pas le faire, tant pour des raisons morales, intellectuelles que spirituelles. En effet, cette révolution ne sera pas conduite par les dirigeants de l'Europe. Ceux-là, depuis deux ans, sauvent tellement bien l'Union que celle-ci ne sera bientôt plus qu'un souvenir. Non seulement les leaders politiques n'apportent pas de solution aux problèmes de l'Union, mais ils en sont la source. Demander à Merkel ou à Hollande de nous sortir de cette crise, c'est comme demander à un aveugle de disserter sur des tableaux impressionnistes.

Une crise d'espérance

Vous vous demandez sans doute qui donc pourra la faire ? Aussi fou que cela puisse paraître, je pense que la dernière chance de l'Europe repose entre les mains de la génération Erasmus. Erasmus, ce projet qui, à entendre les technocrates de l'UE, est tellement extravagant qu’il pourrait être supprimé dans le cadre des "économies".

A quoi bon dépenser l'argent communautaire pour les bourses de jeunes Européens qui, comme tout le monde le sait, passent leur temps à faire la fête. Cela étant dit, en quoi les conférences, les débats, ou les visites d'étude des eurocrates, financés par nos impôts, serviraient-ils mieux la cohésion de l'UE, que l'opportunité offerte aux jeunes Européens d'étudier et de vivre en dehors de leur pays ?

La génération Erasmus est celle qui est confrontée à l'absence de travail. Elle connaît la crise d’espérance. Mais c'est aussi la génération qui connaît la diversité de l'Europe, par le biais des échanges avec ses pairs. C'est une génération qui, de par sa situation désespérée, comprend ce que le grand philosophe tchèque Jan Patočka appelle la "solidarité des ébranlés".

Cette communauté de destin signifie que la génération Erasmus sait aujourd’hui que le monde, tel que nous le connaissons, arrive à sa fin. Et cela marque le début de quoi ? L'avenir est entre nos mains. Le temps est venu pour la "génération perdue" de commencer à construire une nouvelle Europe. Nous avons besoin d'une nouvelle politique de progrès, qui ne serait plus basée sur une logique de croissance, mais sur une rupture radicale avec celle-ci. Aujourd'hui, la liberté n'appartient pas à ceux qui disent "plus, plus, plus" ("plus d'achats", "plus de vie à crédit", "plus de dévastation de la Terre Mère"), mais à ceux qui ont suffisamment de force et de foi pour dire "assez".

Génération Erasmus, je sais que vous êtes sans travail, qu'on vous prive systématiquement de l'espoir en un avenir meilleur, mais aujourd'hui vous êtes la dernière chance de l'Europe. Si vous ne sauvez pas l'Union, alors qui le fera ? Si ce n'est pas aujourd'hui, ce sera quand ? Faites-le pour vous-même et pour vos enfants. "Le rêve européen" est entre vos mains.

Financement

Le budget 2013 n’est toujours pas assuré

Le 23 octobre, la Commission européenne a demandé aux Etats membres de l’UE une rallonge de 9 milliards d’euros afin de couvrir, jusqu’à la fin de l’année 2012, les coûts du programme Erasmus et d’autres programmes de l’UE comme le Fonds social européen et les programmes de recherche scientifique.

Les négociations - entre la Commission, le Parlement européen et le Conseil - sur le budget 2013 sont toujours en cours. Afin de préserver ces programmes, des députés européens ont demandé au Conseil européen de revenir sur les coupes d’1,9 milliard d’euros dont celui-ci était à l’origine. La Commission a estimé que 490 millions d’euros devraient être consacrés aux bourses Erasmus. L’échéance des négociations est prévue pour le 9 novembre.

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