La communauté Voxeurop Interview à Florent Parmentier

“Le potentiel de déstabilisation de la Transnistrie sur la Moldavie est évident”

Publié le 30 novembre 2014 à 15:58

La Moldavie vote ce 30 novembre pour un nouveau parlement. A en croire la presse locale, le choix est entre la Russie et l'Europe. Et si la raison d'être de ce scrutin est plutôt le choix entre être ou ne pas être un Etat de droit ? Nous l'avons demandé à Florent Parmentier, auteur de l'ouvrage Les chemins de l’État de droit. La voie étroite des pays entre Europe et Russie, Paris, Presses de Sciences Po, 2014.

Vous parlez dans votre livre des chemins de l’État de droit pour les pays situés entre Russie et Europe. Les leçons sont-elles valables pour des entités séparatistes comme la Transnistrie? Parlons-nous donc d’États de non-droit ?
L’expression des “chemins de l’État de droit”, dont il est question dans l’ouvrage, recouvre une réalité simple : leur formation n’est pas linéaire, c’est au contraire le résultat d’un long processus dans lequel de nombreux acteurs interviennent. Lors de la chute des régimes communistes, on a étudié la transition vers le capitalisme, la démocratie et la société civile.
Toutefois, la question de l’État de droit, plus généralement de la transformation de l’État, a été relativement négligée. Elle est néanmoins essentielle pour comprendre la région. Le développement de ces États de droit peut être analysé de différentes manières. J’ai donc voulu proposer une grille de lecture permettant d’appréhender cette question dans le contexte de l’Europe Orientale et du Caucase, du point de vue des Européens.
On peut percevoir une opposition entre les tenants de “l’optimisme institutionnel” (“l’État de droit peut être exporté, il suffit de reproduire ailleurs des recettes qui ont marché en Europe Centrale”) et ceux du “pessimisme culturel” (“ces États n’ayant jamais connu d’État de droit par le passé ne pourront de ce fait pas en connaitre demain”).
Du fait de l’élargissement à l’Europe Centrale, un indéniable succès, les tenants de l’optimisme institutionnel ont œuvré pour un rapprochement avec l’Europe Orientale, réfléchissant par analogie. Or, c’est passer outre la question des conditions de départ, qui ne sont pas similaires. Les États séparatistes de l’espace post-soviétique, comme la Transnistrie, compliquent la donne.
Il faut rappeler qu’aujourd’hui, en Europe Orientale et dans le Caucase, seule la Biélorussie n’a pas de problèmes de frontières. Les Européens ne considèrent pas la Transnistrie comme faisant partie des pays qu’il faut aider à construire un État de droit, puisque c’est une entité séparatiste qu’elle ne veut pas reconnaitre du fait de l’intangibilité des frontières.
Néanmoins, l’expression d’“États de non-droit” indique en creux un point intéressant : tous les structures étatiques reposent sur un ordre juridique. L’État de droit recouvre un nombre important de significations. Un représentant chinois peut clamer que son pays est un État de droit parce qu’il a ratifié plusieurs centaines de conventions internationales, tout en regardant avec suspicion le mouvement citoyen “Occupy Central” à Hong Kong, sans craindre l’incohérence. De ce point de vue, la Transnistrie a bien des lois propres appliquées par une administration, mais n’est pas le type d’État de droit que l’UE souhaite voir idéalement dans son voisinage.

Comment peut-on décrire alors cet État de la Transnistrie, et quel impact peut-il avoir sur le développement d’un État de droit en Moldavie ?
La Transnistrie est ce qu’on appelle parfois un “État de facto” : elle dispose d’une administration, d’une population et d’un territoire, mais n’a pas de reconnaissance internationale. Pour l’heure, même la Russie n’a pas franchi le pas, mais peut menacer de le faire si d’aventure le statu quo ne l’avantageait plus. C’est la raison pour laquelle elle est une zone de non-droit avec des structures étatiques, qu’Evgueny Chevtchouk estime incarner légitimement.
Il y a eu un espoir de changement en décembre 2011, lorsque ce dernier avait été élu président à la place d’Igor Smirnov ; après tout, une alternance électorale a eu lieu. Mais l’État de droit ne se résume pas à un dispositif électoral, il englobe d’autres dimensions, tournant autour de l’idée de rendre des comptes aux citoyens ; de ce point de vue, la Transnistrie est éloignée des standards européens, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’un régime moins autoritaire opterait immédiatement pour une réunification avec le reste de la Moldavie.
Sur la Moldavie elle-même, le potentiel de déstabilisation de la Transnistrie est évident : en se concentrant sur les questions d’identité, les réformes politiques et économiques nécessaires passent au second plan. Si les relations entre les deux rives du Nistru sont calmes sur le plan interpersonnel, la Transnistrie suscite de nombreux problèmes de corruption, de tensions géopolitiques et de fonctionnement de l’État. C’est d’ailleurs le problème auquel l’Ukraine sera confrontée avec le séparatisme du Donbass, qui est là pour durer.

Dans l’étude sur le pessimisme culturel, vous développez Ila théorie de Montesquieu sur les pays catholiques et protestants, mais rien sur les orthodoxes...
Dans son ouvrage majeur, L’esprit des lois, qui lui a demandé quatorze ans de travail, Montesquieu s’essaie à une théorie générale : la loi est un rapport à observer et à ajuster entre des variables, et non un simple commandement. Ces variables peuvent être notamment naturelles (climat, géographie, etc.) ou culturelles (traditions, religions, etc.) : la lecture dominante de Montesquieu en fait l’un des pères de la séparation des pouvoirs, mais on pourrait également voir en lui les ferments d’un pessimisme culturel.
L’historienne moldave Stella Ghervas a très bien analysé comment l’œuvre de Montesquieu a fait l’objet de reprises contradictoires dans le débat intellectuel russe dès le XVIIIe – XIXe siècle, à commencer par Catherine II, en allant des décembristes ou sociaux-démocrates jusqu’à des conservateurs défendant les valeurs Orthodoxes comme Alexandre Stourdza.
A la manière de Montesquieu, on peut étudier l’État de droit non comme un ensemble de règles, mais comme un rapport social – c’est tout l’enjeu des chemins de l’État de droit, puisqu’un chemin se trace en marchant, au gré de l’évolution de ce rapport social. Le rôle des religions est important pour définir le rapport à la loi, Francis Fukuyama en faisant même l’une des sources de la transition vers l’État de droit.
Attention toutefois à ne pas confondre corrélation et causalité : ce n’est pas parce qu’il y a moins d’État de droit de type européen avec une population majoritairement Orthodoxe qu’il faut y voir un lien de cause à effet. Il faut à présent construire une véritable sociologie historique de l’État de droit, équilibrant les variables liées aux institutions et celles liées à la culture.

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