Actualité Manifestations en Turquie

Le problème avec la démocratie

Les manifestants de la place Taksim s’opposent à l'islamisme qui prospère sous le gouvernement d’Erdoğan et qu’ils considèrent comme une menace pour la laïcité et les droits civiques. C’est pourtant la suite logique de la fin de l’autoritarisme kémaliste, écrit l'essayiste néerlandais Ian Buruma.

Publié le 6 juin 2013 à 11:17

Une façon de voir les manifestations hostiles au régime organisées dans les villes turques est de les considérer comme une vague de protestation massive dirigée contre l’islam politique. Ce qui a débuté comme un rassemblement contre le projet – bénéficiant de l’appui de l’État – de raser un petit parc dans le centre d’Istanbul pour laisser place à un nouveau centre commercial kitsch s’est rapidement mué en un conflit de valeurs. A première vue, ce bras de fer traduit deux visions différentes de la Turquie moderne, la Turquie laïque contre la Turquie religieuse, la Turquie démocratique contre la Turquie autoritaire. On a comparé le soulèvement au mouvement Occupy Wall Street. D’aucuns ont même évoqué un "Printemps turc".

Manifestement, nombre de citoyens turcs, en particulier dans les grandes villes, en ont assez de l’autoritarisme grandissant du Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan, de son emprise totale sur la presse, des restrictions sur l’alcool, de son goût pour les projets de mosquées pharaoniques, des arrestations de dissidents politiques, et aujourd’hui de la réaction brutale aux manifestations. Les gens redoutent que les lois laïques ne soient remplacées par la charia et que les fruits de l’État laïc de Kemal Atatürk ne soient anéantis par l’islamisme.

Vient ensuite le problème des alévis, une minorité religieuse liée au soufisme et au chiisme. Les alévis, qui ont bénéficié de la protection de l’État kémaliste laïc, se défient d’Erdoğan, qui a attisé leur ressentiment en projetant de baptiser un nouveau pont sur le Bosphore du nom d’un sultan du 16e siècle responsable du massacre de leur minorité.

La religion semble donc être au cœur de la question turque. L’islam politique est jugé fondamentalement antidémocratique par ses détracteurs.

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Religion, politique et classes sociales

Mais, naturellement, les choses ne sont pas aussi simples. L’État kémaliste laïc n’était pas moins autoritaire que le régime islamique populiste d’Erdoğan, mais l’était plutôt plus. Le fait que les premières manifestations de la place Taksim d’Istanbul aient porté non pas sur une mosquée, mais sur un centre commercial, est également révélateur. La peur de la charia n’est pas moins forte que le mécontentement provoqué par la rapacité vulgaire des promoteurs et des entrepreneurs soutenus par le gouvernement d’Erdoğan. Le Printemps turc penche nettement à gauche.

Ainsi, plutôt que de s’appesantir sur les problèmes de l’islam politique moderne, aussi considérables soient-ils, il serait plus constructif de voir les conflits turcs sous un autre angle, aujourd’hui largement passé de mode : celui des classes sociales. Qu’ils soient de gauche ou libéraux, les manifestants sont plutôt issus de l’élite citadine, occidentalisée, sophistiquée, et laïque. Erdoğan, à l’inverse, demeure très populaire dans la Turquie rurale et provinciale, chez les gens moins instruits, plus pauvres, plus conservateurs, et plus religieux.

Quelles que soient les tendances autoritaires personnelles d’Erdoğan, qui sont manifestes, ce serait une erreur de voir la vague de protestation actuelle comme un bras de fer entre la démocratie et l’autocratie. Après tout, le succès du Parti pour la justice et le développement d’Erdoğan, de même que la multiplication des symboles et des usages religieux dans la vie publique, sont le fruit d’une progression de la démocratie en Turquie. Si des coutumes telles que le port du voile pour les femmes dans les lieux publics, supprimées par l’État laïc, ont refait leur apparition, c’est parce que les Turcs des campagnes pèsent plus lourd dans la balance. Les jeunes femmes religieuses s’inscrivent dans les universités des villes. Le vote des Turcs conservateurs de province compte.

L’alliance entre les hommes d’affaires et les populistes religieux est loin d’être l’apanage de la Turquie. Beaucoup de nouveaux entrepreneurs, comme les femmes voilées, sont originaires de villages d’Anatolie. Ces nouveaux-riches venus de la province détestent tout autant la vieille élite stambouliote que les businessmen du Texas ou du Kansas abhorrent les élites progressistes de New York ou de Washington.

Des incompatibilités possibles

Mais le fait que la Turquie soit aujourd’hui plus démocratique ne veut pas dire qu’elle est plus libérale. C’est également l’un des problèmes mis au jour par le Printemps arabe. S’il est vital pour toute démocratie que le peuple ait voix au chapitre au gouvernement, ces voix, surtout en période révolutionnaire, sont rarement libérales. Dans des pays comme l’Egypte, mais aussi la Turquie, et même la Syrie, nous assistons à ce que le grand philosophe libéral britannique Isaiah Berlin a qualifié d’incompatibilité des bonnes choses de même valeur. C’est une erreur de croire que toutes les bonnes choses s’accordent toujours. Dans certains cas, des bonnes choses de même valeur sont incompatibles.

C’est le cas dans les transitions politiques douloureuses au Moyen-Orient. La démocratie est une bonne chose, comme le sont le libéralisme et la tolérance. Et certes, dans l’idéal, ils coïncident. Mais, à l’heure qu’il est, dans la majeure partie du Moyen-Orient, ce n’est pas le cas. Une avancée de la démocratie peut en réalité se traduire par un recul du libéralisme et de la tolérance.

On n’a aucun mal à compatir avec les rebelles qui se soulèvent contre la dictature de Bachar El-Assad en Syrie, par exemple. Or, la classe dominante de Damas, les laïcs hommes et femmes qui regardent des films occidentaux et écoutent de la musique occidentale, et qui sont pour certains membres des minorités religieuses chrétiennes et alaouites, aura du mal à survivre après le départ de Bachar. Le baasisme était oppressif, dictatorial, souvent brutal, mais il protégeait les minorités et les élites laïques.

Doit-on soutenir les dictateurs pour la seule raison qu’ils tiennent l’islamisme en respect ? Sans doute pas. Car la violence de l’islam politique est en grande partie le produit de ces régimes oppressifs. Plus ils restent au pouvoir, plus les soulèvements islamistes seront virulents.

Ce n’est pas non plus une raison pour soutenir Erdoğan et les promoteurs de son centre commercial face aux manifestants en Turquie. Ces derniers ont raison de s’opposer à son mépris arrogant de l’opinion publique et au musellement de la presse. Mais ce serait une erreur tout aussi grave de voir ce bras de fer comme un juste combat contre l’expression religieuse. La montée de l’islam est la conséquence inéluctable de la progression de la démocratie. Que faire pour que le libéralisme ne soit pas victime de cette évolution ? Telle est la grande question à laquelle sont confrontés les peuples du Moyen-Orient. Erdoğan n’est pas un libéral. Mais la Turquie est encore une démocratie. Espérons que les manifestations dirigées contre lui rendront le pays lui aussi plus libéral.

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