Actualité Protestations dans les ex-Républiques Yougoslaves
Protestation à Skopje (Macédoine) le 4 mai , après que le président Gjorge Ivanov a amnistié les responsables d'une série d'écoutes téléphoniques illégales.

Les indignés des Balkans

Ces derniers mois, plusieurs mouvements de protestation citoyens contre les élites politiques sont apparus dans les Etats qui jadis faisaient partie de la Yougoslavie. Reportage.

Publié le 11 juillet 2016 à 12:46
RFERL  | Protestation à Skopje (Macédoine) le 4 mai , après que le président Gjorge Ivanov a amnistié les responsables d'une série d'écoutes téléphoniques illégales.

Dit i Nat est un café branché du centre de Pristina et le lieu où se rencontre la jeunesse cosmopolite du Kosovo. C’est ici que nous rencontrons Besa. Journaliste, elle évoque avec frustration la crise politique que traverse son tout jeune pays, la pire depuis l’indépendance, en 2008. Comme de nombreux jeunes kosovars instruits, elle s’oppose au gouvernement et peste contre la communauté internationale. Un gouvernement qui, comme celui qui mélange les cartes, exhibe toujours les mêmes visages, dont certains sont liés à leur activité au sein de l’Armée de libération du Kosovo (UÇK) et à leur passé criminel, comme le président, Hashim Thaçi.

Besa et de nombreux autres veulent que leur pays tourne la page de cette “caste” d’ex guérilleros et de la corruption qui règne. Sa lecture de la situation et son profil social en font naturellement une sympathisante du parti Vetevendosje (Autodétermination), qui s’est rendu célèbre en Occident pour avoir lancé des gaz lacrymogènes dans le Parlement de Pristina et pour avoir boycotté l’investiture de Thaçi, début avril.

Vetevendosje prône l’indépendance complète du Kosovo, considéré encore sous tutelle internationale, et la fin du dialogue avec la Serbie sous l’égide de l’Union européenne, en faveur d’une négociation moins déséquilibrée en faveur de Belgrade et qui éviterait la création d’une “mini-Serbie” dans le nord du pays, sur le modèle de l’accord de Dayton sur la Bosnie. Son leader charismatique, Albin Kurti, souhaite l’union du Kosovo et de l’Albanie, une ligne rouge pour les Etats-Unis et l’UE, même si les Albanais ne travaillent pas (ainsi que peu de Kosovars. Vetevendosje est à la tête du mouvement quasi-insurrectionnel des manifestations de rue pour déloger le gouvernement actuel. Il attire un pourcentage respectable de jeunes Kosovars comme Besa, qui ne se considèrent pas comme des nationalistes, ou qui le voient comme la seule alternative à une classe politique corrompue, ou encore qui ne font pas confiance à la politique institutionnelle pour apporter le changement au Kosovo.

Même si elle ne partage pas les méthodes populistes de Kurti et des siens, Besa dénonce la connivence entre la communauté internationale et les élites kosovares. Dans un langage qui rappelle celui que l’on a pu entendre ces dernières années à Athènes ou Madrid, ou dans la bouche des représentants de Syriza ou de Podemos, Besa affirme que les Etats-Unis et l’UE “dictent” les accords comme celui entre la Serbie et le Kosovo (“Belgrade et Pristina” dans le langage de la diplomatie) sans laisser de marge à son pays pour explorer d’autres pistes plus cohérentes avec ses intérêts.

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Elle craint que si le Kosovo ne parvient pas à se consolider comme Etat, le nationalisme ira en augmentant. Ce que confirme un ministre du gouvernement qui, plus tard, dans un bureau avec les drapeaux de l’UE, ajoute à cela le risque de l’islamisme radical (minoritaire dans la région jusqu’à présent) et la nécessité d’avancer sur le front de l’intégration européenne du Kosovo, surtout sur des aspects tangibles, comme les visas.

Il pleut à Podgorica, à 160 kilomètres de Pristina. Milica, une militante locale, raconte que les manifestations contre le gouvernement de Milo Đukanović — qui, alternant le poste de Premier ministre et de président de la République, tient le pays en main depuis des dizaines d’années – tirent leur origine dans la crise démocratique que traverse le pays, candidat à l’UE et en cours d’adhésion à l’OTAN. La corruption, la mainmise sur l’Etat par la clique au pouvoir et les réformes au point mort, malgré les “Rapports de progrès” de l’UE, sont monnaie courante au Montenegro – et dans tous les pays des Balkans théoriquement sur la voie de l’UE.

Mais les acteurs de la société civile comme Milica rejettent les groupes de l’opposition qui participent aux manifestations de ces semaines-ci, comme le Front démocratique, car ils ont transformé un mouvement citoyen, en faveur des libertés, en protestations pro-russes, anti-OTAN et ethniques (la défense des Serbes du Montenegro). Les images héroïques de Poutine et les drapeaux russes sont de plus en plus présents ici et dans les nombreuses manifestations semblables qui ont lieu à Belgrade ou dans la République des Serbes de Bosnie.
A Skopje, Vanya (un nom d’emprunt) raconte dans le détail l’affaire des 20 000 personnes, y compris des opposants et des représentants de la société civile, placées sous écoute par les proches du Premier ministre Nikola Gruevski.

La révélation de ces écoutes et la sensation d’un abus anti-démocratique généralisé ont amené des milliers de personnes à descendre dans les rues de la capitale en mai dernier. Vanya et d’autres militants ne placent pas beaucoup d’espoir dans l’accord conclu en 2015 entre le gouvernement et l’opposition sous l’égide de l’UE – qui prévoit de nouvelles élections et un Procureur spécial pour enquêter sur les écoutes –, et zéro probabilités que Gruevski ou d’autres hauts responsables soient incriminés. Ces mêmes sources soulignent que, dans un contexte où il n’y a pas de liberté de la presse ou de séparation des pouvoirs, l’autoritarisme ne peut que prospérer.

Un autoritarisme balkanique à la sauce nationaliste, inspiré aujourd’hui à des modèles qui commencent à circuler là-bas sous le nom de “poutinisme” ou “erdoganisme”, étant donnée l’attraction des potentats balkaniques pour les systèmes “illibéraux” en Russie et en Turquie. Vanya tient un discours semblable à celui des diplomates envoyés à Bruxelles et qui critiquent l’UE pour son attitude longtemps hésitante face à ce choc des cultures en Macédoine, un pays candidat à l’UE et à l’OTAN. La récente décision du président Ivanov d’accorder le pardon à tous les politiques concernés par les écoutes, est pour la Macédoine un pas de plus vers le gouffre.

Kad sam gladan, ni sam svoj” (“Quand j’ai faim, je ne me contrôle plus”) : il y a deux ans, à Sarajevo, Sumejana, une avocate bosnienne spécialisée dans les droits des détenus, résumait le “Printemps de Bosnie” par cette expression, très populaire parmi les gens qui manifestaient dans l’avenue Marsala Tita toute proche. A cette époque, cette jeune femme en jean moulant et baskets passait ses journées dans les commissariats de police, sur des cas de violences contre les manifestants, et les soirées dans des assemblées ou “plénums” où les citoyens de tous les âges s’essayaient à la démocratie directe, abordant des sujets comme la privatisation des usines, la pénurie sociale ou une nouvelle forme constitutionnelle pour la Bosnie qui ne soit pas fondée sur les ethnies.

A la différence de l’Euromaidan ukrainien des débuts, lorsqu’il était encore pacifique avant la violence finale qui a abouti à la chute du président Yanoukovitch, ces révoltes ont éclaté avec violence à Tuzla et à Sarajevo. Les politiques bosniens ont vu leurs voitures jetées dans la rivière et des bâtiments publics incendiés. A leurs propres craintes se sont ajoutées celles de la communauté internationale d’un conflit majeur, et des manipulations afin de qualifier d’ethniques des protestations qui étaient plutôt le fruit de la colère accumulée et du désespoir, et cela, pour les délégitimer.

Sumejana compare avec amertume ces centaines de personnes avec les dizaines de terrasses de café à Sarajevo, avec le quasi-million de fonctionnaires Bosniens qui travaillent dans une administration pléthorique, à la merci de l’une ou l’autre politique et de la stela. La stela, l’influence, est le terme pour se référer aux contacts de ceux qui peuvent décider de l’attribution des marchés publics. La Bosnie, conclut-il, “est un pays avide qui a perdu sa dignité.

Aujourd’hui, il est impossible de ne pas tomber sur les indignés des Balkans, une réalité qui s’impose à présent. Souvent, on observe la région à travers le prisme ethnique ou nationaliste, avec le conflit en toile de fond. Il y a de cela aussi, malheureusement. Alimenté par l’acquittement par le Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie de Vojislav Seselj, le leader de l’ultra-nationaliste Parti radical serbe, qui pourra siéger à nouveau au Parlement de Belgrade.

Mais ces indignés et certaines manifestations des dernières années confirment qu’il y a aussi d’autres narrations, avec un élément lié à la classe sociale et un élément générationnel. Le profil social des jeunes militants sur Facebook, minoritaire mais évident, est semblable à celui que l’on retrouve à Tunis, sur l’Euromaidan ukrainien et dans nos propres pays. Le mécontentement généralisé, qui traverse les classes sociales, surgit d’un choc entre réalités parallèles.

D’un côté, il y a les élites et ce que l’on appelle les “intouchables” – ceux qui contrôlent le pouvoir et échappent aux mécanismes démocratiques et judiciaires ; le récit du “progrès” et de l’élargissement que colportent les institutions de l’UE et enfin le pays et les sociétés réelles, où peu de choses changent. Ces Balkans où vivent les Besas, Milicas, Vanyas et les autres dont le sort est encore pire, sans perspectives d’avenir à moins de se rapprocher du cercle des “intouchables” ou d’émigrer.

Les indignés des Balkans ajoutent un autre élément de complexité à la problématique de la région : pour l’UE et ses Etats membres posent plusieurs dilemmes, à commencer par celui, énorme, de la sécurité et de l’ordre public face au véritable changement politique et au pluralisme. La perception, c’est que l’UE, embourbée dans ses propres crises et face à des urgences comme la Syrie ou l’organisation Etat islamique, n’a pas envie de se compliquer davantage la vie dans les Balkans et choisit facilement la première option (passant sous silence le déficit démocratique de nos “associés”), au détriment du second. Cela contribue à jeter le discrédit sur l’UE parmi les forces réformatrices, coincées entre les autocrates et des options plus radicales. D’autre part, le spectre de ces protestations est varié et il évolue rapidement.

Il y a des éléments propres aux révolutions de couleur (à Skopje) et des aspects plus radicaux, y compris anti-européens chez d’autres (comme récemment au Monténégro), au fur et à mesure que la polarisation politique augmente. Dans ces circonstances, une diplomatie qui soutient une partie par rapport aux autres n’est pas réaliste – et encore moins s’il s’agit de soutenir des révolutions. Mais il est également peu réaliste d’espérer une progression graduelle, sans instabilité et conforme au modèle européen, surtout lorsque les élites au pouvoir ne souhaitent pas une véritable intégration démocratique européenne (ils pourraient y perdre pouvoir et immunité) et alors que ce modèles est discrédité comme jamais dans l’UE et à l’extérieur.

Aujourd’hui, dans les Balkans, des acteurs comme la Russie de Vladimir Poutine ou comme la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan sont en train de l’emporter – clairement en Serbie, comme le montrent les sondages et la visibilité qu’ont acquises les forces nationalistes et anti-européennes qui demandent “Savez sa Rusijom”, l’alliance avec la Russie. L’UE perd crédibilité, identifiée, selon la classe sociale, avec l’appui des autocrates ou l’imposition de standards “étrangers”, comme les droits LGBT.

Au lieu de négocier ses standards, l’Europe dans son ensemble doit, si elle veut vraiment fomenter la démocratie dans les Balkans, commencer par être cohérente avec ces principes. Sinon, elle finira par se lier ou se soumettre aux potentats balkaniques et leur spirale d’abus, de crimes et d’irresponsabilité, et par les importer en son sein déjà fragilisé. Pendant que les Balkans iront dans une autre direction et se perpétueront comme un trou noir au sein de l’Europe.

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