L’Europe, idée ou réalité politique ?

Enfermée dans l’auto-référentialité, l’Europe se perd, note l’écrivain roumain Bogdan Ghiu. Selon lui, la renaissance ne peut venir que des cultures “périphériques”, dont le cheminement vers l’Europe est encore récent.

Publié le 20 juin 2014 à 06:56

Plus qu'une substance, la culture européenne est un vecteur ; plus qu'une statique, c'est une dynamique ; plus qu'une domination, c'est une atomisation. L'Europe est le principal fait de (auto)culture du monde. L'Europe a inventé la culture du soi.
Comme l'affirmait récemment dans une tribune publiée dans Le Monde à la veille des élections européennes le philosophe, philologue et traducteur Heinz Wismann (auteur, en 2012, de l'essai Penser entre les langues, publié en France chez Albin Michel), "Europe n'est pas une réalité donnée, inscrite dans l'ordre naturel des choses, mais une création humaine, réalisée par les habitants, autochtones ou immigrés, du minuscule promontoire de l'immense continent asiatique, qui a reçu le nom d'Europe".

Rupture et fuite

[[L’Europe est en soi un fait culturel, une perpétuelle mythologie vécue au quotidien]]. De même qu’elle a découvert l’Amérique (qui n'est en soi qu'un simple épisode européen), l'Europe signifie rupture et fuite par rapport à elle-même. Mais sans toutefois avoir nulle part où aller, d’où, d'une part, la superposition archéologique, ou la profondeur, la production de sol et sous-sol, de conscient et de subconscient ; et d'autre part, une "dislocation", un "glissement" vers le virtuel, vers l'idéal — dans la culture.

"Aucune époque, aucun pays et à plus forte raison aucun groupe ni aucun individu ne peut se dire dépositaire de l'esprit européen", écrit Wismann. "Née d'un geste de rupture, la réalité européenne n'appartient qu'à ceux qui osent la réinventer", poursuit l'exégète d'Héraclite. S'essayant à une définition, Heinz Wismann suggère comme mot-clé "renaissance": "la plus appropriée pour qualifier ces crises de croissance de la culture européenne. [...] car c'est le mouvement qui l'incarne".

Les crises de la culture européenne sont nécessairement récurrentes : c'est ce qui la nourrit, qui lui permet de se réinventer. La culture européenne est une culture de la crise et de la critique, qui peut se placer elle-même en situation de crise ou se considérer comme telle, afin de se dépasser et se réinventer : le concept même de culture est une invention européenne. Or, en se plaçant justement dans le sens européen, la culture est une série de "crises de croissance". Lorsque le besoin permanent de "croissance" ne la met plus en position de "crise", alors la culture européenne — qui est le cadre transcendent de l'idée-même d'Europe — se dé-cultive. Elle est dès lors en danger. Comme en ce moment par exemple. Une fois encore !

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Déni de soi-même

En ce moment, l'Europe ne veut plus, n'ose plus se cultiver elle-même. Elle se perd en se dispersant, en se généralisant. Or, ne plus vouloir se réinventer soi-même signifie, pour l'Europe et dans le sens le plus européen possible, la régression, le gel de l'idée culturelle de l'Europe.

Culturellement, l'Europe est une technique de survie par la réinvention de soi — au prix des autres. [[L’Europe se projette, c'est un projet et une projection]]. Plus radicalement parlant, l'Europe est une technique linguistique de réussite, d'auto-accomplissement : un acte de langage évoquant le succès.

Seulement, ce qui est fragile, purement idéal, forcé, comme l'Europe, devient une réalité compulsivement autoréférentielle. Avant d'arriver à une réalité politique, but qu'elle peut hésiter longuement à atteindre par peur de perdre son âme, l'Europe est tout d'abord une idée. Tour à tour, celles qui allaient devenir les "grandes nations" européennes ont assumé l'incarnation de leur idée d'une Europe, ce qui ne pouvait manquer d'avoir pour conséquence une histoire sanglante.

Le projet et l'idée d'Europe ont cependant eu, et ont encore, un double. L'Europe-idée et l'Europe-projet ont été en permanence talonnées par l'Europe-fantôme. Le gel de l'idée et du projet européen peut étouffer la conviction que l'Europe pourrait être achevée de quelque manière que ce soit, et altère l'essence purement culturelle de l'idée de l'Europe.
Ainsi, comme Heinz Wismann le rappelle, l'Europe est née en se reconstruisant à partir d'une fuite : c'est une idée enlevée [référence mythologique au rapt d'Europe par Zeus]. L'Europe est une idée encore en cours de cheminement.

Née du chaos, elle hésite

Il n'est pas certain en quelle mesure l'Europe est née du chaos de cet élan, de cette faim d'accomplissement, mais en elle-même, la recherche conflictuelle de cette idée de l'Europe aura nexis, l'aura mobilisée.

On pourrait même dire que le monde entier est l'Europe, sauf l'Europe elle-même. [[Privilège des grands héros torturés, l’Europe œdipienne est aujourd'hui désertée (et pas pour la première fois), par l’idée même de l’Europe qui a façonné en échange le monde]].

En plus d'un grand projet historique, et justement pour pouvoir relancer la grande, l'héroïque, la prométhéenne idée auto-culturelle d'une Europe des renaissances par ruptures conscientes de soi, il serait peut-être sage de faire de la place dans le projet européen pour son ombre, pour son fantôme, et de projeter l'Europe non seulement suivant l'auto-culture des grandes nations-sujet traditionnelles, mais également en incluant la sagesse historique des petites nations-objet, qui forment, peut-être, une Europe plus proche de son absence de réelle origine, de sa culture propre de fuite sur place.

Dans ce sens, les seules cultures intégralement européennes sont peut-être justement les cultures "périphériques. Il s'agit de pays qui ont été forcés de se réaliser sur le plan européen, d'accomplir quelque chose depuis l'arrière-cour. Peut-être que seulement ce modèle des "survies" marginales peut encore sauver le modèle des "renaissances" massives.
Si l'Europe, et l'idée purement culturelle de l'Europe, stagne à l'heure actuelle, c'est parce que, comme Gulliver, elle confond grandeur et taille, importance et masse. L'Europe ne peut se relancer qu'en rompant à nouveau avec elle-même. En se rappelant qu'elle n'est qu'une idée enlevée qui cherche perpétuellement à se bâtir un foyer.

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