Idées Répression en Turquie

L’Europe peut-elle encore soutenir Erdoğan ?

La répression féroce engagée par le gouvernement contre les proches du commanditaire présumé du coup d’Etat manqué de juillet dernier tourne à la dérive autoritaire. Les dirigeants européens devraient arrêter de soutenir le président turc, à commencer par le trop complaisant ministre des Affaires étrangères suédois Carl Bildt, estime un universitaire turc établi en Suède.

Publié le 15 novembre 2016 à 16:12

Bruxelles est endormie, ou est-elle simplement ignorante ?”, demandait l’ex Premier ministre et actuel ministre des Affaires étrangères suédois Carl Bildt dans un article d’opinion paru dans Politico Europe, dans lequel il critiquait la “réponse tiède” au coup d’Etat manqué du 15 juillet en Turquie. “L’Europe a mis du temps pour condamner les événements”, a écrit Bildt par ailleurs. En revanche, “Les dirigeants européens ont commencé à s’interroger sur les mesures adoptées par les autorités turques pour évincer du pouvoir tous les individus présumés liés au mouvement Gülen” – une jadis proche de l’AKP, le parti au pouvoir en Turquie, et aujourd’hui en rupture avec ce dernier.

Pour Bildt, il n’y avait “pas de doute sur le fait que la Turquie ait le droit – et en fait le devoir – de prendre les mesures pour se protéger contre les forces qui tentent de saper son ordre constitutionnel.” Bien sûr, “il y a un grave risque que ces mesures aillent trop loin”, mais le Conseil de l’Europe et la Cour européenne des droits de l’homme pourra s’exprimer sur la question lorsque les choses se seront calmées. Dans tous les cas, “il est difficile de savoir à ce stade si le gouvernement ratisse trop large ou pas suffisamment, mais dans les deux cas, les abus ne pourront qu’entraîner de nouveaux problèmes.

Tel est également l’idée de fond d’un rapport publié par le European Council on Foreign Relations (ECFR) dont Carl Bildt est co-président. Signé par Aslı Aydıntaşbaş et qualifié par Bildt comme étant “de loin ce que l’on peut lire de mieux sur le mouvement güleniste et sur son dangereux rôle en Turquie”, le rapport reprend la version officielle et affirme que le coup d’Etat était bien l’œuvre d’officiers gülenistes – fermant les yeux sur les nombreuses incohérences (voire contradictions) dans les déclarations des putschistes arrêtés et dans le récit de l’événement. Celles-ciavaient conduit plusieurs observateurs à estimer que ce qui s’était passé cette nuit était bien plus complexe que ce que le gouvernement de l’AKP veut nous faire croire. Pour être honnête, le rapport mentionne la “répression massive” dans sa conclusion, l’attribuant à des “enquêteurs trop zélés”, et il semble s’inquiéter davantage de la menace que cela pose pour l’image du président Recep Tayyp Erdoğan “au sein du pays et à l’international” plutôt qu’à ses véritables victimes. [Note de la rédaction : l’auteure conclut en affirmant que* “la répression qui a suivi le putsch a des allures de coup d’Etat à part entière.”]

Comment pouvons-nous déchiffrer cette “Erdoğanophilie” soudaine et, pour autant que nous sachions, spontanée (L’article de Bild cité plus haut s’intitule Europe, prend la défense d’Erdoğan, pas de la Turquie ou de la démocratie) ?

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S’agit-il d’une simple démonstration de solidarité de la part d’un autre politique conservateur dont la carrière contient est elle aussi des moments controversés – un diplomate qui, lorsqu’il était le représentant spécial de l’UE en ex-Yougoslavie, “a stoppé des frappes aériennes qui auraient pu empêcher le massacre de 6 000 hommes à Srebrenica”, comme l’affirment des documents déclassifiés publiés par la Librairie présidentielle Bill Clinton ; un ministre des Affaires étrangères qui a été interrogé par la Commission constitutionnelle du Riksdag, le Parlement suédois sur son appartenance au conseil d’administration de Vostok Nafta, une société d’investissements avec des intérêts dans la société russe Gazprom (Bildt a quitté la société deux mois après avoir été nommé chef de la diplomatie) ; un ministre des Affaires étrangères qui a également siégé au conseil d’administration de Lundin Petroleum, une société pétrolière accusée en 2010 par un rapport de European Coalition on Oil in Sudan ainsi que d’autres ONG et organisations pour les droits humains de complicité de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité ?
Ou bien s’agit-il d’un eurocrate de la vieille école, peut-être un franc-tireur romantique qui souhaite défendre l’idéal politique et les valeurs démocratiques” de l’Europe, qui selon lui ne se reflètent pas dans la réponse de l’UE au putsch manqué en Turquie ? Croit-il vraiment qu’une alliance plus étroite avec la Turquie pourrait améliorer les perspectives démocratiques dans ce pays ?
S’il s’agit d’une préoccupation réelle ou d’une passion pour la démocratie, pourquoi notre franc-tireur a-t-il assisté sans broncher à la transformation-éclair de la Turquie en véritable dictature pendant les trois mois et demi qui ont suivi le coup d’Etat manqué ? Pense-t-il que les mesures prises par le gouvernement ne sont pasencore allées trop loin ? Les mailles du filet sont-elles encore trop étroites pour que cela mérite plus qu’un seul tweet critique ?

Ou peut-être est-il trop occupé à courir le monde pour suivre l’évolution foudroyante de la situation politique en Turquie. Si c’est le cas, il peut être utile de résumer rapidement les événement des dernières semaines – un compte-rendu plus exhaustif de la répression post-putsch serait long comme une nouvelle :

  1. Par deux nouveaux décrets d’urgence publiés le 29 octobre, 10 158 fonctionnaires ont perdu leur emploi du jour au lendemain, en plus des 100 000 qui ont déjà été limogés ou suspendus en raison de leur appartenance ou pour avoir sympathisé avec le réseau Gülen, le PKK kurde ainsi que d’autres organisations gauchistes. 37 000 autres ont été arrêtées pour des raisons semblables depuis le 15 juillet.
  2. Ces mêmes décrets ont disposé du limogeage de 1 267 chercheurs et universitaires, ce qui porte leur nombre total à plus de 2 000 (le nombre exact demeure inconnu !). Parmi eux figurent plusieurs membres des “Universitaires pour la paix”, qui ont signé une pétition demandant la fin des hostilités dans le sud-est de la Turquie. Selon l’ONG basée à New-York Scholar Rescue Fund, il y a eu une augmentation “sans précédents” des demandes d’assistance en provenance de la Turquie – 65 demandes de financement depuis le 15 juillet. Les décrets du 29 octobre ont également aboli les élections rectorales et accordé au président Erdoğan le droit de nommer directement les présidents d’université.
  3. 15 médias ont été fermés toujours par les mêmes décrets, y compris Jinha, une agence de presse où ne travaillent que des femmes. En tout, 168 médias ont été fermés et quelque 100 journalistes arrêtés depuis le 15 juillet, ce qui ramène le total des journalistes en prison à 144, soit plus que la Russie, la Chine et l’Iran ensemble, comme le note P24, une plateforme pour le journalisme indépendant, et plusieurs autres observateurs. Selon www.engelliweb.com, début novembre l’accès à 114 264 sites était bloqué. La Turquie est également en tête des classements pour ce qui est de la censure de Twitter : rien que pour la première moitié de 2015, donc avant le coup d’Etat manqué, 72 % des 1 003 demandes d’effacement de contenus de la part des tribunaux et d’agences gouvernementales viennent de Turquie. La Russie suit, avec 7 % des demandes.
  4. Les décrets du 29 octobre ont disposé l’enregistrement des conversations entre les avocats et les personnes arrêtées, et leur mise à disposition des procureurs. Des décrets précédents ont porté à 30 jours la durée maximale de la garde à vue. Le droit de voir leur avocat peut être refusé aux personnes arrêtées pendant une durée de cinq jours maximum. Les décrets autorisent également les autorités à annuler ou confisquer les passeports des personnes qui font l’objet d’une enquête, ainsi que ceux de leurs épouses ou partenaires.
  5. Un rapport d’Human Rights Watch (HRW) publié le 24 octobre documente 13 cas d’abus présumés, y compris la privation du sommeil, des passages à tabac, des abus sexuels et des menaces de viol depuis le putsch manqué, révélant ainsi la manière dont l’état d’urgence affecte négativement les droits et les conditions de détention des personnes arrêtées depuis le 15 juillet. En réaction, le ministère de la Justice et celui de l’Intérieur ont publié un communiqué conjoint accusant HRW d’être “sous l’influence de personnes associées à l’organisation terroriste güleniste FETÖ.”
  6. Les maires et les conseils municipaux de 27 localités, la plupart dans le sud-est à forte majorité kurde, ont été limogés et remplacés par des personnes choisies par le gouvernement. Les dernières “victimes” de ces mesures sont Gültan Kışanak et Fırat Anlı, les maires de Diyarbakır (la plus importante ville kurde de Turquie), qui ont été arrêtés les 31 octobre.
  7. La répression, ou le “filet jeté par le gouvernement”, pour utiliser l’expression de Carl Bildt, s’est élargi aux journaux d’opposition modérés, avec le récent raid sur le quotidien Cumhuriyet et l’arrestation de 13 de ses journalistes, y compris le rédacteur en chef, pour “activité criminelle” pour le compte du mouvement Gülen et du PKK.

Comme chacun suivant les nouvelles turques l’aura déjà constaté, ce n’est là que la pointe d’un immense iceberg – mais pas suffisamment important pour attirer l’attention de Carl Bildt et de ses collèques de l’ECFR qui préfèrent s’en tenir au “point de vue d’Ankara”, comme récite un article d’İbrahim Kalın, un conseiller du président Erdoğan et un ami proche de Bildt.

Nous avons choisi de nous adresser ici à Carl Bildt, car il a été le premier politique d’une certaine importance à venir au secours d’Erdoğan après le coup d’Etat avorté, et le premier à utiliser le maître-mot des “méchants gülénistes” (avec lesquels l’ECFR coopérait en 2011) contre le “gentil peuple attaché à la démocratie”. Malheureusement, la Turquie n’était pas une démocratie le 14 ou le 16 juillet, et le fait qu’entre ces deux dates, il y ait eu une tentative sanglante de coup d’Etat dont les détails sont encore enveloppés de mystère – ne changent rien à cette réalité.

D’un autre côté, l’argument en faveur de rapports plus étroits entre l’UE et la Turquie est tout simplement fallacieux car : 1) l’UE discute avec la Turquie depuis deux ans lorsque cela correspond à ses intérêts, par exemple, lorsqu’il s’agit de stopper le flux de réfugiés, sans aucun scrupule quant au caractère de plus en plus autoritaire du régime ; 2) l’UE n’est plus en mesure de donner de leçons, en raison de son propre glissement vers le côté obscur ; 3) Erdoğan a démontré à chaque fois qu’il n’est pas sensible aux pressions externes, qu’il utilise généralement à son avantage pour déclencher la flamme nationaliste.
Trop pessimiste ? Sûrement. Y a-t-il une fissure dans le mur à travers laquelle la démocratie pourrait arriver en Turquie – pour paraphraser la célèbre chanson de Leonard Cohen ? Peut-être, mais pas dans un avenir proche.

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