L’inutile guerre de Frontex

Pour combattre le flot de réfugiés et de migrants qui la menacerait, l’Union européenne renforce l’agence chargée de la surveillance de ses frontières externes. Mais, en plus de peiner à réellement freiner l’immigration illégale, Frontex est épinglée par le Médiateur européen ainsi que par des associations pour la manière dont elle procède aux expulsions.

Publié le 22 mai 2015 à 11:56

Parmi les résultats obtenus par les Etats membres avec la création de Frontex, voilà dix ans, il y a justement celui d’avoir donné corps à un ennemi qui n’existe pas, d’avoir renforcé l’idée que l’approche militaire aux questions liées aux migrations et à l’asile est non seulement juste, mais inévitable. Si on en est arrivé à présent à parler d’opérations militaires contre des personnes fuyant la guerre et la misère (parce que c’est bien cela que s’apprêtent à faire en Libye les pays de l’UE, en agitant le spectre des trafiquants qui agiraient de concert avec le groupe Etat islamique), c’est aussi parce que Frontex a joué de manière exemplaire le rôle symbolique qui lui a été attribué par les gouvernements européens. De même qu’elle joue de manière exemplaire le rôle de “gestion de la coordination internationale aux frontières extérieures” des Etats membres de l’UE, comme l’indique sa mission.

Créé par un règlement du Conseil de l’Union en octobre 2004, opérationnelle depuis 2005, Frontex aide les Etats membres à contrôler de manière de plus en plus efficace leurs frontières extérieures et à rapatrier les personnes en situation irrégulière. Pour cela, les gouvernements européens lui ont accordé une ample marge de manœuvre : elle n’a pas à rendre de comptes sur son activité et elle est libre de ne pas respecter les droits fondamentaux des personnes interceptées aux frontières de l’Union ou expulsées du territoire européen.

Le 6 mai dernier en effet, la Médiatrice européenne Emily O’Reilly a présenté les conclusions de son enquête sur les rapatriements forcés coordonnés par Frontex, en particulier sur les respect des droits fondamentaux des personnes expulsées. Parler de respect des droits fondamentaux pendant une opération de rapatriement forcé, c’est un peu comme discuter de la manière la plus civilisée d’appliquer la peine de mort : obliger une personne à quitter le pays où elle se trouve et à retourner dans un pays où elle ne veut pas vivre constitue une violation en soi de ses droits fondamentaux. On pourrait bien sûr objecter qu’un Etat a le droit de décider de qui peut vivre sur son territoire, en effet. Mais peut-il pour autant utiliser la violence pour le faire respecter ?

En plus d’illustrer de manière très claire le déroulement des opérations de rapatriement conjointes, où plusieurs Etats membres organisent un vol vers un pays donné en fournissant chacun un quota de personnes à expulser (sur ce genre de quotas, les Etats membres se débrouillent pour trouver rapidement un accord), les conclusions d’Emily O’Reilly mettent à nu toute l’ambigüité du rôle de Frontex.

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Chargée par les gouvernement européens de faciliter les expulsions de l’UE (un des points clé de l’agenda sur les migrations présenté le 13 mai dernier par la Commission européenne, qui souhaite modifier “la base juridique de Frontex pour renforcer son rôle en matière de rapatriement”), l’agence est en même temps poussée par d’autres institutions, en particulier le Parlement et le médiateur européens et la Cour européenne des droits de l’homme, à garder une certaine respectabilité dans son action, ne serait-ce qu’en apparence.

Pour parvenir à ce délicat équilibre, Frontex adopte plusieurs techniques : faire porter la responsabilité de ses actions sur la Commission ou sur les Etats membres ; miser sur une communication séduisante (comme dans une publication de 2014 intitulée “12 secondes pour décider”) ; ignorer les recommendations qui lui sont faites ou ne les appliquer qu’en apparence.

Emily O’Reilly, par exemple, se dit “profondément déçue” par le fait que Frontex n’ait pas donné suite à la recommandation, faite en avril 2013 par son prédécesseur Nikiforos Diamandouros, de créer un mécanisme pour gérer directement les réclamations des personnes qui estiment que leurs droits fondamentaux ont été violés lors d’une opération de Frontex*”. Un mécanisme de ce type entraverait le travail de l’agence, et il n’est pas étonnant que la recommandation de Diamandouros soit tombée dans le vide. Il sera intéressant de voir quelles recommandations de Mme O’Reilly seront adoptées, puis dans quelle mesure, par Frontex.

Au-delà de ces tentatives d’”humaniser” l’agence, cela fait plusieurs années que des collectifs et des association en dénoncent l’existence même. Concentrées au départ à Varsovie, où se trouve le siège de Frontex, et en Grèce, dont la frontière avec la Turquie a été qualifiée dans un rapport de 2014 de “laboratoire pour les activités” de l’agence, les protestations se sont étendues aux autres pays de l’UE, à travers des campagnes comme Frontexplode et Frontexit, et des initiatives comme les journées Anti-Frontex, qui se déroulent ces jours-ci dans la capitale polonaise et dans d’autres villes européennes.

Le 16 mai, Watch the Med, un réseau de militants qui fournit de l’assistance à ceux qui sont en danger en Méditerranée à travers un numéro d’urgence, a publié une vidéo dans laquelle il propose “dix points qui mettraient véritablement fin aux morts en Méditerranée”.

Tant que les mouvements migratoires seront présentés comme une menace pour la sécurité et non comme un phénomène lié au travail, au regroupement familial et au droit humanitaire, Frontex continuera de croître et de faire croître le marché des technologies de surveillance, des personnes continueront de mourir aux frontières de l’UE et nous, nous continuerons à nous faire entraîner par nos gouvernements dans des guerres chaque jour moins imaginaires.

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