Idées La Slovaquie après l'assassinat de Ján Kuciak
Des bougies en hommage à Ján Kuciak posées devant le siège du gouvernement, à Bratislava.

Un pays au bord de la rupture

La démission du premier ministre Robert Fico, contraint de quitter son poste après six ans au pouvoir, n’est-il que la première conséquence du vent de révolte qui souffle sur le pays, après le meurtre du journaliste Ján Kuciak ? s’interroge le chercheur Milan Nič.

Publié le 26 mars 2018 à 21:25
Des bougies en hommage à Ján Kuciak posées devant le siège du gouvernement, à Bratislava.

Fin février, le meurtre du journaliste d’investigation Ján Kuciak et de sa fiancée Martina Kušnírová a plongé le pays dans un état de choc. En l’espace de quelques jours, des manifestations contre la corruption ont éclaté un peu partout. Elles ont fini par faire tomber le premier ministre populiste Robert Fico et menacé de faire s’écrouler sa coalition de centre-gauche. Pour le moment, il semble que les élections anticipées ont été évitées – mais le signal qu’envoie la Slovaquie ces jours-ci va bien au-delà des frontières de ce petit pays d’Europe centrale.

D’abord, commençons par le double meurtre. Il s’agit du deuxième assassinat d’un journaliste d’investigation dans un pays de l’UE, après celui de Daphne Caruana Galizia à Malte. Comme elle, Kuciak n’enquêtait pas sur les crimes financiers commis uniquement dans son pays, mais aussi sur les implications au niveau local de la criminalité transnationale organisée et sur l’évasion fiscale révélée par les Panama papers. Kuciak n’avait que 27 ans, mais, d’après ses collègues, il maîtrisait mieux que les autres l’extraction des données et collaborait étroitement avec des collègues en République tchèque et en Italie.

Les autorités slovaques ont mis sur pied la plus importante équipe d’enquêteurs que la Slovaquie ait jamais vue, assistée par des collègues italiens et tchèques, ainsi que par Europol et par le FBI. Pendant ce temps, les organisateurs des manifestations, qui ne font pas confiance à la police slovaque, demandent que l’enquête soit confiée à une équipe internationale.

L’assassinat de Kuciak rappelle tragiquement que, dans certains pays de l’UE où les forces de l’ordre ou la justice ne font pas (ou sont empêchées de faire) leur travail, des reporters courageux risquent leur vie. Cela rend des pays périphériques de la zone euro, avec des structures étatiques faibles et une corruption politique historique, attrayants pour le blanchiment d’argent. Dans ce contexte, des journalistes d’investigation courageux et doués, agissant comme des “loups solitaires” et connectés à des réseaux internationaux d’investigation, représentent une menace plus grande pour la criminalité organisée que l’on ne le pense.

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Un défi européen

Mais ne nous leurrons pas - il ne s'agit pas seulement de Malte ou de la Slovaquie. Plusieurs pays de l'UE connaissent des problèmes semblables de corruption et d'application défaillante de la loi.

Il s'agit donc également d'un défi pour les institutions européennes. Le Parlement européen a envoyé une délégation ad hoc à Bratislava, qui a publié un rapport sérieux. Ses conclusions ainsi que la sécurité des journalistes dans toute l'Union ont été débattues au Parlement européen le 14 mars. Mais les prochaines étapes ne sont pas claires. Les membres de la délégation de l'UE ont été choqués de constater la méfiance généralisée envers des institutions publiques, notamment la police et les forces de l'ordre, ce qui contraste fortement avec la vision depuis Bruxelles, où la Slovaquie était sous le radar.

Ce cas tragique devrait peut-être servir de catalyseur pour une approche plus systématique au niveau de l'UE, y compris un nouveau mécanisme de soutien aux journalistes et aux organisations de la société civile qui travaillent sur les questions liées à la corruption ou à l'État de droit, en particulier dans les États membres où la méfiance à l'égard de l'application de la loi est grande. C'est l'occasion de répondre aux demandes de "plus d'Europe" exprimées par les organisateurs des manifestations en Slovaquie et soutenues sur le papier par le gouvernement de Bratislava, toujours pro-européen malgré certaines déclarations qui laisseraient penser le contraire.

Deuxièmement, les meurtres de Kuciak et de sa fiancée ont alimenté la colère du public face à la corruption et au manque d'efforts du gouvernement pour s'y attaquer. En quelques jours, cette colère s'est transformée en les plus grandes manifestations de rue depuis la fin du communisme. Si les chiffres rapportés ne semblent pas significatifs vus de l'extérieur, il faut les regarder de manière proportionnelle : Bratislava a une population d'un demi-million d'habitants, donc une foule de 40 000 personnes sur la place principale équivaut à 200 000 personnes à Vienne ou Budapest toutes proches.

Organisées par des militants de base, les manifestations se sont étendues à une cinquantaine de villes à travers le pays, et des rassemblements symboliques d'expatriés slovaques ont même eu lieu dans le monde entier, de Vancouver à Munich. Leurs principales revendications : un pays honnête, des institutions indépendantes et un État de droit plus fort. C'est un signe très encourageant à notre époque d'apathie politique. Mais sera-t-il suffisant pour parvenir à une amélioration durable et à un pays digne de ce nom ?

Troisièmement, la profonde crise politique en Slovaquie continue d'évoluer. Les protestations qui ont commencé de manière strictement apolitique se sont finalement retournées contre le gouvernement de Robert Fico. Son parti social-démocrate et populiste Smer ("Direction") a été au pouvoir pendant l'essentiel des douze dernières années, et gouverne aujourd’hui avec deux petits partis. Bien que de sérieuses préoccupations existaient déjà au sujet de la corruption, l'ampleur des scandales et des conflits d'intérêts impliquant les dirigeants du Smer ont atteint des niveaux sans précédent. Et pourtant, aucun d'entre eux n'a fait l'objet d'une enquête en bonne et due forme.

Ce paradoxe a été résumé par The Economist récemment : seulement six des plus de 800 personnes condamnées pour corruption depuis 2012 étaient des fonctionnaires, et le plus haut gradé d'entre eux était le maire d'une ville de moins de 2 000 habitants. Ces chiffres se traduisent par une baisse du soutien au parti au pouvoir. Un nouveau sondage réalisé par l'agence Focus il y a quelques jours a montré un soutien de 20 % pour le Smer, soit une baisse de 5 % par rapport au mois dernier avant le début des manifestations. 62 % des Slovaques souhaitaient que Fico parte.

Fico, une ancienne star

Fico était autrefois considéré comme l'un des leaders du centre-gauche les plus brillants d'Europe. En 2012, Smer a remporté 45 % des voix, ce qui lui a permis de former un gouvernement à partir d’un seul parti. Au crédit de Fico, il faut dire qu'il a pris soin de ne pas suivre les traces de la Hongrie de Viktor Orbán en faisant reculer la démocratie et en restreignant les libertés civiques ou politiques. En même temps, alors même que de nombreux partenaires au sein de l'UE et en Slovaquie poussaient un soupir de soulagement, la machine de son parti a pris le contrôle des flux d'argent public et s'est liée bien davantage qu'aucun gouvernement auparavant avec le monde des affaires. Ce n'était qu'une question de temps avant que la bulle de la corruption n'éclate.

Le 4 mars, le président slovaque Andrej Kiska a appelé à un remaniement majeur au sein du gouvernement ou à des élections anticipées. Le combatif Fico a répondu en accusant Kiska de conspirer avec le philanthrope américain George Soros – déjà cible d'une vicieuse campagne de Viktor Orbán. Cela allait trop loin, même pour les membres du parti minoritaire au sein de la coalition, le parti libéral Most-Hid ("Le Pont"). Des élections anticipées étaient vues comme la seule solution crédible pour calmer les protestations croissantes dans tout le pays, et les partis au pouvoir ont entamé des pourparlers sur les dates possibles.

Fico a finalement annoncé qu'il avait négocié un accord de dernière minute pour sauver la coalition tripartite au pouvoir et qu'il était prêt à quitter son poste. Il a remis sa démission le 15 mars, mais seulement après que le président Kiska a accepté de permettre au Smer de Fico, en tant que parti le plus important, de nommer le chef du gouvernement.

Le nouveau Premier ministre désigné est Peter Pellegrini, l'un des vices Premier ministre de Fico et ancien président du Parlement, qui, jusqu'à présent, a joui d'une relativement bonne réputation. En réalité, Fico – qui est toujours président du Smer – continuera à tirer les ficelles en coulisses. Son modèle de gouvernance discrédité, basé sur le copinage, restera en place ; il aura juste de meilleures relations publiques. Cela suffira-t-il à calmer la situation ?

Pour le moment, il semble que les manifestations vont continuer tant que le nouveau gouvernement n’aura pas proposé des changements systémiques et limogé le chef de la police, qui a été nommé par le Smer.

Les derniers développements sont un signe inquiétant montrant que nous sommes dans une période de transition pour la Slovaquie et pour toute l'Europe centrale et orientale. A l'exception de la Pologne et de la Hongrie, il est très difficile de dire à quoi ressemblera la politique slovaque et dans la région en 2020.

Cet article est une version éditée de l'originale, publiée par le Berlin Policy Journal

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