Une Europe fédérale, pour redonner sens à notre existence

Le seul moyen de faire face à l’effarement provoqué par la crise économique et politique européenne est la création d’un Etat fédéral fort, décentralisé et respecté, assure l’écrivain italien Claudio Magris.

Publié le 29 octobre 2012 à 15:01

**Voici quelques semaines, j’étais à Madrid, pendant les manifestations contre le gouvernement et les affrontements avec la police, dont nos médias ont abondamment décrit la portée et la violence.

Je me suis trouvé par hasard dans un des endroits “chauds” et j’ai éprouvé alors un sentiment non pas de peur – je pensais à des émeutes bien plus inquiétantes, comme celles de Trieste dans l’immédiat après-guerre et à celles des années 1970, aux batailles de rues à Gênes en 1960 ou à l’occasion du G8 en 2001 — mais de malaise. Un malaise qui se transforma peu à peu en une vague crainte qui dépassait ma personne, en un vrai désarroi.

Les causes, très compréhensibles, à l’origine de la manifestation — des conditions de vie de plus en plus dures pour de plus en plus de gens, des difficultés croissantes pour faire face aux exigences fondamentales de la population (santé, assistance sociale, retraites, travail) — faisaient peser une atmosphère de tristesse et de confusion, faisaient sentir physiquement le poids des jours à venir tout en grisaille, en vies de misères et en humiliations. Tout cela concourait à ce sentiment d’insécurité récemment évoqué par [le philosophe d’origine polonaise] Zygmunt Bauman.**

Un empêchement d'épanouissement

Cette impression d’un avenir frustrant et opaque n’est pas la préoccupation la plus immédiate de ma génération. L’avenir ne nous intéresse pas personnellement. Notre univers, c’est le présent, et nous nous efforçons de le saisir, d’en profiter, ou de l’écarter quand il nous fait souffrir. Les gens de mon âge ne sont pas attristés par les incertitudes et la rigueur probable des lendemains. Nous avons déjà, pour la plupart, joué depuis longtemps les cartes que nous avions en main, des cartes qui nous ont laissé une bonne probabilité de nous en sortir suffisamment bien pour le temps qu’il nous reste.

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**Mais ceux pour qui aujourd’hui s’ouvre cette saison de la vie où se décident l’existence, sa qualité et son sens, se sentent empêchés dans leur exigence de s’épanouir, de construire leur propre monde, de faire valoir leur droit au bonheur, come le proclame la Constitution américaine.

Alors l’effarement s’empare aussi de celui qui n’a plus de craintes pour lui-même et qui, si ça ne tenait qu’à lui, continuerait à se donner du bon temps en puisant dans ses réserves personnelles, encore plus que suffisantes. S’il est effaré, ce n’est pas seulement parce qu’il craint pour ceux qui lui tiennent à cœur au moins autant que lui-même — ses enfants et petits-enfants — mais parce que nous sommes tous responsables du destin de tous et parce qu’on ne peut pas être heureux si on est entouré de tristesse. On ne peut pas être véritablement vivants dans un monde éteint.

Ce même jour-là, les journaux de Madrid parlaient de ferments de séparatisme qui s’intensifiaient en Catalogne, avec pour conséquence l’involution et la paralysie de la politique du pays tout entier, de ce grand et pays si dynamique qu’est l’Espagne, et de l’Europe en général. Il y a dans l’air la sensation d’un crépuscule de l’Europe.**

Ces manifestations — semblables à celles de tant de régions d’Europe — ne semblaient pas être l’expression d’une rébellion politique, d’un projet alternatif, fut-il discutable ou inacceptable, mais tout de même un projet pour l’avenir ; elle n’offrait nullement l’image d’une armée montant à l’assaut, mais plutôt de détachements en marche pour la cérémonie du baisser du drapeau.

Un message décisif qui n'arrive jamais

L’Union européenne, avec ses commissions, ses byzantinismes, sa prudence, ses nécessités de compromis, les chassés-croisés paralysants des vetos de ses Etats-membres, ses médiations sans fin qui ressemblent de plus en plus à de la stagnation, semblait —semble — bien lointaine, comme l’empereur de la célèbre nouvelle de Kafka, dont le message décisif est en route mais n’arrive jamais.

Et pendant ce temps, alimentés par la crise économique, se répandent les miasmes des nationalismes, des particularismes, des localismes, des velléités de séparatisme bornées et lourdes de rancœurs. Une absurde agitation gagne chaque nationalité, chaque ethnie — lesquelles, bien sûr, doivent pouvoir se développer pleinement, doivent ou peuvent devenir un Etat (la Suisse devrait donc se séparer en quatre Etats, chose que les Suisses semblent n’avoir aucune envie de faire), persuadés qu’ils sont que leur repli dans un séparatisme rancunier pourra résoudre la crise économique.

La seule réalité possible pour nous, la seule qui puisse garantir sécurité et stabilité, c’est l’Europe. Un Etat européen, un véritable Etat — fédéral, décentralisé mais cohérent et souverain, comme les Etats-Unis d’Amérique — une Europe dont les Etats nationaux actuels deviendraient des régions. Chacune avec son autonomie mais dont aucune n'aurait, par exemple, de droit de veto sur les décisions politiques d’un gouvernement effectif, ni autorité pour se doter de lois — et moins encore des constitutions — contraires aux principes de la Constitution européenne. Un Etat européen dont l’autorité se manifeste non par des avertissements et admonestations, mais par l’application d’un droit européen reconnu par tous.

Un véritable Etat européen est la seule voie possible pour nous assurer d’un avenir digne. Aujourd’hui, les problèmes ne sont plus nationaux, ils nous concernent tous. Il est ridicule, par exemple, d’avoir dans différents pays des lois différentes concernant l’immigration, comme il serait ridicule d’avoir sur ce sujet des lois différents à Bologne et à Gênes. Un véritable Etat européen pourrait en outre réduire une part importante de ses coûts, par exemple les dépenses causées par la pléthore de commissions, d’instances de représentation et d’institutions parasites.

L’Europe est, en elle-même, une grande puissance et il est pénible de la voir souvent s’abaisser à des querelles de clocher, ou pire encore, à une réunion de copropriété timorée et impuissante. Pour être à la hauteur d’elle-même, pour devenir véritablement l’Europe, l’Union européenne devrait être gouvernée avec décision et autorité, elle devrait renoncer à ses œcuménismes fumeux et à ses craintes de rappeler à l’ordre ceux qui veulent garder leur maison propre en rejetant leurs saletés dans la cour des voisins. Il est probable que l’Union européenne ne soit pas en mesure d’agir avec une fermeté inébranlable, mais si elle continue sur cette voie hasardeuse, sa fin est pour bientôt.

Combattre la mélancolie et le mal-être

Pour la première fois dans l’Histoire, on tente de construire une grande communauté politique sans l’instrument de la guerre. Or, le refus de la guerre exige une autorité qui fonctionne ; le flottement, ce n’est pas la démocratie, c’est sa mort. Si on a l’impression que l’Europe unie est en train de s’effriter, de s’effilocher, il est naturel que ceux qui croient en elle éprouvent ce malaise et se sentent déprimés, comme ce soir-là à Madrid.

**Naturellement, cela ne signifie pas qui faille se laisser aller à la mélancolie. Nous ne sommes pas au monde pour nous laisser mener par nos états d’âme ou pour céder à la morosité de nos petites personnes, parfois mises à mal par une mauvaise digestion. Malaise ou pas, on continue à travailler comme on peut pour ce que l’on considère comme juste — ou comme le moins pire, avec la conviction entêtée que “non praevalebunt”, qu’ils ne nous auront pas.

Le mal-être et la fatigue pessimiste sont des maux qu’il nous faut combattre. D’autant plus quand, comme aujourd’hui, ils se répandent de plus en plus. Certes, à lire les grands textes pleins de professions de foi que nous ont laissé les pères fondateurs de l’idée d’une Europe unie, on constate qu'en cette affreuse époque — come disait Karl Valentin, génial artiste de cabaret et inspirateur de Brecht — l’avenir était meilleur.**

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