Entre 70 et 200 euros en Bulgarie, entre 200 et 250 en Croatie, entre 25 et 125 en Pologne, entre 50 et 130 en Italie, environ 100 en Albanie : à chaque pays ses tarifs.
Ces montants correspondent à la rémunération minimale et maximale qu'un journaliste indépendant peut espérer gagner pour un article : il ne s'agit pas de données officielles, mais de chiffres issus du travail des reporters du projet Pulse (la première partie de ce travail a été publiée ici). Comme on le constate, si en France il existe, par exemple, un barème tarifaire, dans la plupart des pays européens, la situation est laissée au marché, aux journaux, au bon (ou mauvais) sens des rédactions : les travailleurs et travailleuses sont à la merci d'un marché à la baisse et dérégulé, sans aucun montant minimum fixé qui permette de refuser des rémunérations trop basses et interdise aux journaux de proposer ces dernières.
Décrivant la situation des pigistes en République tchèque, Petra Dvořáková, de Deník Referendum, explique qu'“il n'existe pas de données sur le salaire moyen”, mais que “83 % considèrent leur salaire comme insuffisant. Un autre problème majeur est celui des ‘faux indépendants’ du secteur, qui sont enregistrés comme travailleurs indépendants, mais travaillent quotidiennement pour un seul employeur”.
Le salaire moyen dans le pays est d'environ 1 611 euros bruts par mois : “La plupart des journalistes que je connais gagnent moins”. De plus, ajoute-t-elle, “les tarifs des freelances par article sont insoutenables – entre 40 et 200 euros pour un article – même s'il s'agit d'un reportage qui nécessite une semaine de travail”.
Et l'assistance juridique ? “Les rares fois où j'en ai bénéficié, c'était de la part de grands médias et seulement à la dernière étape, après avoir envoyé le texte, les photos ou le contenu multimédia”, explique Martin*, journaliste de 32 ans spécialisé dans les dynamiques migratoires et les droits humains, qui ajoute : “Il est évident que la boîte le fait pour sauver sa réputation plutôt que pour protéger le freelance”.
Peu payés, très motivés
“Le journalisme est loin d'être une profession bien rémunérée et il n'existe pas de canaux établis pour financer des enquêtes indépendantes ou des reportages sur le terrain. C'est pourquoi les réseaux sociaux sont envahis par les podcasts : il est beaucoup plus facile d'inonder le public de récits financés par des sources anonymes que de l'informer de manière approfondie”, commente la journaliste bulgare Emilia Milcheva.
Après 30 ans d'expérience dans différents quotidiens nationaux, notamment en tant que rédactrice en chef, Milcheva travaille depuis cinq ans en tant que freelance, écrivant régulièrement pour Deutsche Welle, Euractiv et d'autres journaux bulgares. Elle en est venue à la conclusion que “les médias se sentent rarement obligés de rendre publiques leurs politiques éditoriales. En réalité, de nombreux journaux fonctionnent comme des entreprises privées et les journalistes indépendants doivent souvent se conformer aux exigences des annonceurs et aux intérêts des patrons”. Quant au soutien en cas d'actions en justice, Milcheva confirme son absence, soulignant que “cela place non seulement les indépendants dans une position vulnérable, mais augmente également l'incertitude générale, sapant la confiance du public dans les médias”.
Le salaire d'un journaliste travaillant pour un quotidien ou un site d'information à Sofia se situe entre 750 et 1 000 euros par mois, celui des journalistes de télévision entre 1 250 et 2 500 euros. Dans certains cas, il peut atteindre 3 000 à 5 000 euros par mois pour les journalistes les plus expérimentés occupant des postes de direction, mais il s'agit de cas très, très rares, explique Krassen Nikolov, de Mediapool.
“Nous donnons la parole à ceux qui n’en ont pas, mais nous nous oublions nous-mêmes alors que nous devrions unir nos forces et lutter pour nos droits” – Anna
En outre, ajoute-t-il, les salaires des journalistes à Sofia sont inférieurs au salaire moyen de la ville, qui est de 1 150 euros et continue d'augmenter. Cela rend le journalisme peu attrayant pour les jeunes en raison de la charge de travail élevée, des responsabilités et des risques liés à la profession, accompagnés d'une faible rémunération. Cette dernière s'ajoute à l'absence de syndicats et de sentiment d'appartenance à une communauté journalistique, ce qui influence considérablement le sentiment d'insécurité des journalistes bulgares, conclut Nikolov.
Sotirios Triantafyllou, président de la Fédération panhellénique des syndicats de journalistes et professeur d'université, explique à Efsyn : “Le journalisme a été durement touché par la crise économique, qui a entraîné des réductions de salaire et des pertes d'emplois. Bien que le chômage ait diminué aujourd'hui, les salaires restent bas et il n'existe pas de conventions collectives dans les médias privés”.
La Grèce est également particulièrement touchée par les attaques contre les journalistes : “L'une des principales questions auxquelles les journalistes sont confrontés est celle des SLAPP (actions en justice intimidantes et vexatoires), et des inquiétudes persistent quant à la sécurité des journalistes dans l'exercice de leurs fonctions, y compris des cas de meurtres (par exemple ceux de Sokratis Giolias et de Giōrgos Karaivaz)”.
Faux freelances et freelances hybrides
Comment vivre du journalisme freelance ? Pour beaucoup, abandonner n'est pas une option. Certains se débrouillent, comme le racontait Sara*, entre propositions ponctuelles et bourses, encaissant beaucoup de refus et quelques réponses positives. D'autres font également “autre chose”, c'est-à-dire qu'ils ajoutent d'autres activités au journalisme, en parallèle. Miteva*, freelance en Croatie, produit des documentaires audio, donne des cours dans une faculté de journalisme et dirige des programmes d'éducation aux médias, collabore avec des équipes journalistiques internationales et travaille avec des scientifiques, des artistes, des militants et des organisations internationales.
“Si je ne faisais qu’écrire, j'aurais du mal à gagner ma vie”, explique-t-elle. Pour Martin* également, “il est absolument nécessaire de compléter ses revenus” : lui et beaucoup de ses collègues sont “obligés de faire des petits boulots dans des restaurants, des bars, des cafés, ou comme réceptionnistes dans des auberges, des hôtels, ou encore comme cuisiniers, serveurs, voire musiciens ou artistes”.
En Albanie, Joni* explique qu'il y a des journalistes qui travaillent “dans le domaine de la communication, de la traduction, qui réalisent des projets avec des ONG ou produisent du contenu pour des médias étrangers”. Anna*, journaliste en Pologne, raconte avoir demandé de l'aide à ses parents “quand je gagnais environ 215 euros pour un mois de travail à temps plein, mon loyer était de 250 euros et je ne pouvais pas en trouver un autre en même temps”.
En Bulgarie, en Albanie et en Grèce également, les freelances font toujours autre chose, selon les professionnels interrogés, et personne ne les compte ni ne sait comment le faire, car il n'existe aucune définition univoque et commune de leur statut, et encore moins une association ou un registre.
Se compter, la première étape pour compter
Ces ambiguïtés, ces frontières si peu définies, laissent place à des relations de travail tout aussi floues : on n'est freelance qu'à la fin du mois, lorsqu'on émet une facture (toujours la même, toujours aux mêmes clients) : en fait, on a les obligations, les charges et le rythme d'un salarié, mais pas les avantages.
“Tout se passe sans contrat et sans assurance", précise Joni, "ce qui rend encore plus impossible de vivre exclusivement du journalisme freelance en Albanie”. Habitués à naviguer dans une vulnérabilité évidente mais incommensurable, les nombreux freelances européens envisagent l'avenir avec incertitude.
Selon Vesela*, une freelance bulgare de 27 ans spécialisée dans le datajournalisme, “la démocratisation des contenus pourrait promettre un grand avenir, mais cela dépend de la façon dont les rédacteurs en chef et les personnes occupant des postes de pouvoir considèrent les freelances”. Martin* voit l'avenir en noir, pour lui-même et pour ses collègues “sans emploi ou activité parallèle”, et souhaiterait que chaque ville ou chaque pays dispose d'organisations dédiées qui “aident à réglementer les normes de rémunération, la valorisation du travail et le respect des cotisations”.
“Nous donnons la parole à ceux qui n'en ont pas, mais nous nous oublions nous-mêmes alors que nous devrions unir nos forces et lutter pour nos droits”, insiste Anna*, qui envisage l'intelligence artificielle avec crainte et pessimisme. “Elle nous remplacera, tout comme les chaînes commerciales sur TikTok et Instagram”.
Joni aborde également la question du pluralisme et de la qualité de l'information : “En Albanie, ils sont menacés, mais l'intérêt croissant des médias internationaux et des plateformes indépendantes pourrait déboucher sur des contrats formels, des rémunérations décentes et le respect des droits d'auteur”.
Aucune de ces trois conditions sine qua non n'existe, pas même en Croatie où Miteva* réclame “des tarifs standardisés comme ceux qui sont appliqués aux traducteurs, afin de ne pas avoir à les négocier à chaque fois à partir de zéro, en se contentant de montants dérisoires”.
Selon la journaliste croate, une solution pourrait être d'inclure les freelances dans le système des travailleurs du public, à l'instar de certains artistes indépendants dont les cotisations de santé et de retraite sont payées par I'Etat. “Au contraire, le journalisme n'est pas reconnu comme un bien public”, souligne-t-elle.
Le physicien Lord Kelvin (1824-1907) disait pendant la révolution industrielle : “Seul ce qui est mesurable peut être amélioré”. De plus en plus de freelances disent la même chose aujourd'hui : vont-ils faire leur révolution ? Peut-être, à condition qu'ils ne soient pas trop occupés à assurer leur survie. Comme le dit Miteva*, en effet, “parfois, on risque de ne pas avoir le temps de défendre ses droits”.
*Les noms ont été changés.
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