La guerre aux migrants et ses armes de papier

L’arsenal législatif européen anti-immigration s’étend : après la Turquie, la Libye ou encore la Tunisie, c’est au tour de la Mauritanie d’être courtisée par l’Union européenne. Pendant que l’Espagne peine à accueillir les exilés débarquant aux îles Canaries, la France réfléchit à supprimer le droit du sol à Mayotte.

Publié le 28 février 2024 à 12:59

Matériel de pointe, troupes et clôtures occupent certes une place importante dans l’arsenal déployé par l’Europe dans sa guerre contre la migration. Mais ce sont les traités, les accords, les pactes qui permettent la politique européenne. Certaines armes sont faites de métal ; d’autres de papier.

Droit (pas si) fondamental : le droit du sol à Mayotte, France

Quelques mots en moins dans un texte, justement, peuvent faire toute la différence. En France, le gouvernement entend réviser la Constitution et supprimer le droit du sol dans le seul département de Mayotte.

Rien de nouveau sous le soleil : l’archipel de l’océan indien, cédé à la France en 1841, département français depuis 2011 et aujourd’hui foyer de plus de 300 000 âmes, a plusieurs fois fait l’objet de pareilles mesures. Le département le plus pauvre de France est en effet considéré comme “trop attractif”,  notamment pour les migrants venus de l’archipel voisin des Comores, à seulement quelques dizaines de kilomètres de là. 

En France, un enfant né de deux parents étrangers reçoit “automatiquement” la nationalité française à ses 18 ans, sous réserve d’avoir vécu dans le pays, de manière continue ou non, pendant une période de cinq ans à partir de ses onze ans. Mais une loi de 2018 ajoute une condition supplémentaire : au moment de sa demande, un enfant né à Mayotte doit “prouver au moment de faire sa demande que l’un de ses parents était légalement sur le territoire français depuis au moins trois mois au moment de sa naissance” comme l’explique Esther Serrajordia dans La Croix. Le gouvernement souhaite donc rendre impossible pour les enfants de parents étrangers tout récemment établis dans le département ou ayant uniquement un visa touristique d’acquérir la nationalité française, notent ​​Adel Miliani et William Audureau dans Le Monde. Mais les arguments pour défendre la mesure peinent à convaincre les experts. 

Mathématiquement, il est difficile de donner crédit à Gérald Darmanin [ministre de l’Intérieur français] lorsqu’il affirme que la suppression du droit du sol à Mayotte constituerait ‘une grande résolution’ des problèmes et aurait pour effet de ‘diminuer de 90 % le nombre de titres de séjour’”, expliquent les professeurs de droit public Marie-Laure Basilien-Gainche, Jules Lepoutre et Serge Slama toujours dans Le Monde. Ils avancent un taux d’étrangers devenus français grâce au droit du sol à Mayotte légèrement inférieur à la moyenne nationale. “Le droit de la nationalité ne produit donc pas d’effet d’attraction : il n’explique pas les chiffres de l’immigration irrégulière”, estiment-ils.


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Qui peut vraiment croire [que la mesure] va régler les problèmes de Mayotte ?”, lance Claire Rodier dans Alternatives Economiques. La mesure ne ferait qu’accentuer la précarité des enfants nés dans l’archipel, selon la juriste, sans freiner les départs. “À Mayotte, [...] le PIB demeure sept fois plus élevé que celui de ses sœurs comoriennes, grâce aux subventions versées par l’Etat”, explique-t-elle. “L’île restera ainsi toujours ‘attractive’ en raison de l’anomalie historique qui en fait une terre française. La solution ne se trouve donc pas dans la répression.

Un nouveau sous-traitant pour l’UE : la Mauritanie

Dans la droite lignée de l’accord passé avec la Tunisie en 2023, l’Union européenne souhaite aujourd’hui mettre en place un partenariat avec la Mauritanie afin, entre autres, de freiner la migration venue d’Afrique du Nord-Ouest

Les détails de l’accord, présenté lors d’un déplacement de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen et du président du gouvernement espagnol Pedro Sánchez à Nouakchott, doivent encore être finalisés. L’enveloppe européenne prévoit l’attribution de 210 millions d’euros d’ici à fin 2024, alloués notamment à la gestion de la migration, l’aide humanitaire, les investissements dans l’emploi, etc.

Le partenariat revêt un intérêt tout particulier pour l’Espagne : les arrivées d’exilés en provenance de Mauritanie ont fortement augmenté aux îles Canaries début 2024. “Rien qu'en janvier, sur les plus de 7 200 personnes qui ont atteint les îles par cette route maritime risquée, 83 % étaient parties de Mauritanie”, rappelle Carlos E. Cué pour El País. La Mauritanie est actuellement confrontée à une augmentation du nombre de personnes migrantes sur son territoire, notamment en provenance du Mali voisin ; selon le quotidien espagnol, plus de 150 000 Maliens se trouveraient actuellement dans des camps de réfugiés mauritaniens.

Citant des sources de la délégation espagnole présente lors de la rencontre, Cué explique que “l’idée de base [de ce type d’accord] est que l'UE travaille pour que les immigrants n'arrivent pas à la frontière européenne, mais que les pays voisins puissent d'abord essayer de les contenir”. Une manœuvre pragmatique, bien au fait des possibles dérives. “Dans cette stratégie, l'UE suppose que [les pays partenaires] réprimeront l'immigration de manière dure et sans respect particulier des droits humains, mais l'objectif politique fondamental est que l'immigration n'atteigne pas les côtes européennes ou les clôtures de Ceuta et Melilla”, rapporte Cué. “Les dirigeants européens acceptent le coût que peut entraîner ce type de sous-traitance de la solution aux crises migratoires, qui a déjà commencé avec les accords avec la Turquie.”

La gestion des départs pour les Canaries devient encore plus difficile quand on lui ajoute la délicate question de la prise en charge des exilés par les différentes subdivisions territoriales autonomes du pays, explique Joaquín Anastasio pour La Provincia

Selon Anastasio, l’accueil des personnes arrivées aux Canaries et dans les autres régions frontalières espagnoles représente aujourd’hui “un problème de gestion dans lequel chaque communauté autonome a tendance à détourner le regard, sans que l’Etat ait été en mesure de remédier à la situation”. 

La répartition des exilés – parmi lesquels de nombreux mineurs – devient alors un casse-tête administratif. Son application n’en est que plus ralentie et, comme l’ajoute Anastasio, fait courir le risque de voir la migration à nouveau utilisée comme arme politique, cette fois-ci à l’intérieur même d’un Etat. On oublie souvent que les décisions prises à Bruxelles, Paris ou Madrid ne se limitent pas à quelques mots sur papier. 


Sur la migration et l’asile 

“Euroblanchité” : Le tournant civilisationnel de l'Europe

Hans Kundnani | Green European Journal | 4 décembre 2023 | EN

Ces dernières années, l’Europe a connu un tournant identitaire impactant autant la gestion de la migration que la géopolitique. Ce dernier a également remis au goût du jour la question du lien supposé entre Europe et couleur de peau, comme l’explique le chercheur et auteur Hans Kundnani dans son livre “Eurowhiteness”: Europe’s Civilisational Turn.

Fabrice Leggeri, l’ancien directeur de Frontex devenu frontiste

Julia Pascual, Jean-Pierre Stroobants et Corentin Lesueur | Le Monde | 19 février 2024 | FR

Fabrice Leggeri, l’ancien directeur de l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes Frontex, a annoncé le 17 février rejoindre la liste du Rassemblement national (RN, extrême droite) en vue des prochaines élections européennes. Il avait été poussé à la démission en 2022, après une enquête concernant sa gestion de l’agence et “sa complaisance vis-à-vis de refoulements illégaux de demandeurs d’asile”.

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