Idées Elections européennes 2019

Où en est-on de l’abstention ?

Seuls 42,5 % des personnes inscrites sur les listes ont voté aux dernières élections européennes en 2014. De l'économie aux migrations, en passant par la sécurité et le changement climatique, les questions européennes font désormais partie du débat quotidien, mais cela ne sera sans doute pas suffisant pour stimuler la participation des citoyens. Une première inversion de tendance pourrait tout au plus se dessiner.

Publié le 21 mai 2019 à 14:32

La hausse du taux d'abstention est un phénomène qui existe depuis plusieurs décennies et concerne tous les types d'élections. En Italie, jusqu’en 1979 la participation électorale dépassait les 90 %. Depuis, elle n'a cessé de diminuer : elle était de 73 % aux dernières élections législatives et de 57 % aux élections européennes de 2014. Sans parler des élections locales qui ont l'un des taux de participation les plus faibles : en effet, aux dernières élections régionales d'Emilie-Romagne, seuls 38 % des électeurs se sont rendus aux urnes.

L’abstention n’est pas un choix qui concerne uniquement l’électeur et son libre-arbitre, mais qui entraîne des conséquences politiques directes. Une abstention généralisée finit par saper la légitimité des institutions démocratiques et des partis politiques, en les faisant même évoluer vers des positions qui ne sont pas toujours libérales. En outre, les abstentionnistes ne se répartissent pas de manière uniforme sur tout l'échiquier politique : ce sont souvent les candidats qui arrivent à mobiliser le plus grand nombre de leurs propres électeurs potentiels qui remportent les élections, et non pas ceux qui réussissent à convaincre les électeurs de partis concurrents à voter pour eux.

L'abstention est un phénomène complexe. Chaque élection a ses spécificités qui dépendent d'une multitude de facteurs, comme la composition démographique du corps électoral, le contexte socio-économique et la culture démocratique de la population en droit de voter. C'est pourquoi aucune théorie générale ne permet d'expliquer l'abstention, bien que de très nombreux articles scientifiques se soient penchés sur ses causes profondes.

Apathie, protestation, méfiance

Selon Maurizio Cerruto, professeur de sociologie à l'université de Cagliari et auteur de l'étude La partecipazione elettorale in Italia ("La participation électorale en Italie", Quaderni di Sociologia, 2012), les raisons qui sous-tendent l'abstention sont très diverses : "on observe, d'une part, l'abstention due à l'apathie, c'est-à-dire la distance qui existe entre l'électeur et l’offre politique. Ce type d'abstention puise ses racines dans la position marginale qu'occupe la politique dans l'horizon psychologique de nombreux électeurs dans les démocraties de masse modernes." D'autre part, il y a "l'abstention en guise de protestation, sous forme de manifestation active du mécontentement de l'électeur, qui exprime sa défiance, voire son hostilité ouverte dans de nombreux cas, vis-à-vis de la classe politique". Selon Maurizio Cerruto, les recherches empiriques démontrent qu’en Italie, l'abstentionnisme est davantage motivé par l'apathie que par la protestation.

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Il est indéniable que les Italiens ont de moins en moins confiance dans les institutions politiques. L'ISTAT (Institut national de statistique) fournit chaque année des données sur ce sujet dans le cadre de son rapport Il benessere equo e sostenibile ("Le bien-être durable"). Il ressort également des dernières estimations que la confiance des Italiens envers le parlement, les partis et le système judiciaire est en baisse depuis 2010, ce qui se traduit par un sentiment diffus de désaffection qui n'est pas sans conséquence sur la participation électorale. Toutefois, le problème spécifique à l'Italie s'insère dans un contexte européen plus général. Les données fournies par l'Eurobaromètre, le service de la Commission européenne qui mesure et analyse les tendances de l’opinion publique, indiquent en effet que la confiance des citoyens envers les institutions est faible dans la plupart des pays européens : depuis près de dix ans, moins de la moitié de la population européenne a confiance dans les institutions politiques de leur propre pays.

L'abstention repose donc sur de nombreux facteurs et il serait absurde de parler d'un "parti des abstentionnistes". La question devient encore plus complexe si l'on analyse les catégories de population qui ont le plus tendance à ne pas aller voter. Selon une enquête réalisée en 2016 par l'institut de sondage SWG, intitulée Il popolo dell’astensione ("Le peuple qui s'abstient"), l'abstention est particulièrement importante parmi les électeurs âgés entre 18 et 44 ans, qui sont souvent indécis ou n'ont pas d'orientation politique précise. Nombre d'entre eux possèdent un diplôme supérieur au certificat d'enseignement secondaire. En ce qui concerne les dernières élections européennes, en revanche, les chercheurs André Blais et Filip Kostelka ont observé qu'il existe une corrélation entre un niveau de formation faible et un taux d'abstention élevé dans de nombreux Etats.

L’abstention et les élections européennes

Dans la plupart des Etats membres, les élections européennes ont toujours enregistré un taux de participation plus faible que celui des élections législatives, sans doute en raison d'un manque de connaissance du rôle joué par le Parlement européen et d'un sentiment général de distance entre la vie quotidienne et les institutions européennes. L’Eurobaromètre révèle que seuls 48 % des citoyens européens estiment que leur voix compte au sein de l'UE (avec de très grands écarts d'un pays à l'autre : ils sont 90 % à le penser en Suède, par exemple, contre 24 % en Italie et 16 % en Grèce).

Il ne s'agit pourtant pas d'un problème de confiance. En effet, il ressort des chiffres de l’Eurobaromètre que les citoyens européens tendent à avoir davantage confiance dans l'Union européenne que dans le parlement ou le gouvernement de leur propre pays. Alors, pourquoi sont-ils donc si peu à voter aux élections européennes ? "Ce paradoxe s’explique par deux facteurs", estime Alberto Alemanno, l'un des principaux analystes de la politique européenne et fondateur du mouvement "The good lobby". "Il s'avère tout d'abord que les élections européennes sont encore la somme d'élections nationales, et non pas un événement politique transnational animé par des partis européens proprement dits. Il manque ensuite une sphère publique commune à même d'expliquer le système politique européen."

Soucieux de mettre en avant la prétendue méfiance des citoyens vis-à-vis de l'Union européenne, les mouvements eurosceptiques n'hésitent pas à pointer du doigt la baisse progressive de la participation aux élections européennes. Ce phénomène est réel, mais s'inscrit dans un processus plus vaste qui affecte la démocratie représentative en Europe dans son ensemble. En outre, comme le souligne Jules Beley de Sciences Po Paris, il est difficile de comparer à travers le temps les taux de participation aux élections européennes :  "comment peut-on comparer le taux de participation en 1979, alors que la Communauté européenne était composée de neuf pays d'Europe occidentale, avec celui des élections de 2014, dans une Union composée de 28 Etats caractérisés par différentes cultures politiques et traditions démocratiques ?"

Les recherches montrent que l'abstention repose dans certains cas sur l'apathie et dans d’autres sur une volonté de protestation. Mais en analysant le taux de participation aux élections européennes, il convient également de tenir compte du fait que de plus en plus de citoyens européens éprouvent des difficultés à voter parce qu'ils se trouvent dans autre pays. À titre d'exemple, plus de 10 % des citoyens roumains, bulgares, croates, lettons, lituaniens et portugais vivent dans un Etat membre autre que le leur. Bien qu'ils aient le droit de voter aux élections européennes dans la ville où ils résident, 95 % d'entre eux se sont abstenus en 2014 à cause de nombreux obstacles linguistiques, bureaucratiques et politiques : il est difficile de s’identifier à des partis et des candidats qui ne s'adressent qu'aux électeurs de leur propre pays.

Quels sont les remèdes à l'abstention ?

Rendre le vote obligatoire pourrait être une solution simple, en apparence, pour stimuler à nouveau la participation électorale. Cette mesure existe dans des pays comme le Luxembourg et la Belgique, où en effet, le taux d'abstention est faible. Jusqu'en 1993, le vote était également considéré comme obligatoire en Italie, où la Constitution le reconnaît toujours comme un devoir civique. Le problème est la difficulté de faire respecter strictement cette obligation sans devoir imposer des sanctions lourdes en cas de manquement.

Certains estiment que si les électeurs sont désormais convaincus que leur vote n'a aucune utilité, il pourrait leur être proposé de se prononcer directement sur des enjeux précis, au lieu de se limiter à élire des représentants. C'est la raison pour laquelle, au cours des dernières années, de nombreux pays se sont intéressés de plus en plus aux instruments de démocratie directe, comme le référendum. Toutefois, ces outils montrent clairement leurs limites (le Brexit est un bon exemple) car ils ne sont que très rarement utiles pour légiférer correctement sur des questions complexes.

Pour défendre la légitimité des institutions européennes et encourager la participation des électeurs, le Parlement européen a entrepris depuis quelques mois un effort de communication inédit. La campagne Cette fois je vote, lancée dans les 28 Etats membres de l’Union européenne, cherche à montrer l’importance de la participation électorale en s'appuyant sur une diversité d'instruments. 300 000 personnes se sont inscrites sur le site de la campagne, tandis que la vidéo promotionnelle Choose your future a été visionnée 120 millions de fois sur différentes plateformes. Les sondages indiquent que cette fois-ci, l'augmentation progressive de l'abstention aux élections européennes pourrait cesser et qu'une inversion de tendance pourrait même être constatée dans des pays tels que l'Italie.

Vu que les pays de l'Europe centrale et orientale enregistrent des taux d'abstention plus élevés que la moyenne dans l'Union européenne, la campagne institutionnelle s'est particulièrement intensifiée dans des pays comme la Slovaquie, où seuls 13 % des électeurs sont allés voter aux élections européennes de 2014. "Nous avons travaillé sur des fronts très divers", nous confie Soňa Mellak, attachée de presse du Bureau du Parlement européen en Slovaquie. "Nous avons collaboré avec des célébrités, notamment des youtubeurs et des influenceurs, afin d'expliquer aux jeunes l'importance d'aller voter aux élections européennes. Nous avons mis sur pied des événements et des débats dans 17 villes du pays et présenté une simulation de ces élections dans 200 établissements d'enseignement supérieur. Les télévisions ont couvert ces initiatives et de nombreux présentateurs ont expliqué qu'ils seraient prêts à aller voter."

Des modifications législatives seraient toutefois nécessaires pour accroître véritablement la participation aux élections européennes, en facilitant par exemple le vote des citoyens qui résident à l’étranger. Certains politiciens et observateurs estiment que les citoyens devraient être en mesure d'élire directement le président de l’Union européen, qui dirigerait à la fois la Commission européenne et le Conseil européen. D'autres, comme les militants du parti européen Volt, plaident en faveur d'une mobilisation transnationale venant d'en bas, qui articule la campagne électorale autour de thèmes européens.

Alberto Alemanno estime également qu'il s'agit de la bonne voie à suivre : "Il suffirait de créer une circonscription électorale européenne unique permettant de présenter des listes et des partis transnationaux. Le débat politique dépasserait alors immédiatement le cadre des Etats nationaux et permettrait à tous les citoyens de saisir la dimension européenne du scrutin." Dans un tel scénario, "les partis seraient amenés à élaborer et à défendre leur vision de la société européenne ainsi que des sujets d'intérêt paneuropéen, au lieu de se concentrer sur des questions nationales, comme ça a été le cas jusqu'à présent". Les électeurs se sentiraient alors beaucoup plus impliqués dans le débat européen.

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