Imaginez ne pas pouvoir signer de contrat de travail ou accéder aux services sociaux ou même sanitaires. Oubliez les voyages, l’inscription à l’université ou le mariage. Telle est la réalité de milliers d’individus n’étant officiellement citoyens d’aucun pays. “Aucun droit ne leur est accordé”, déclare Nina Murray, cheffe de la politique et de la recherche au Réseau européen sur l’apatridie (ENS), un réseau d’organisations de la société civile basé à Londres, au Royaume-Uni.
Beaucoup d’apatrides sont originaires d’Etats ayant disparu, explique Murray. Ils peuvent également avoir été déplacés de chez eux par la guerre ou pour d’autres motifs. D’autres ne possèdent pas de nationalité en raison de vides juridiques dans leur pays de naissance : ils peuvent être les enfants d’apatrides ou d’individus dont les pays ne reconnaissent pas en tant que citoyens les enfants nés à l’étranger de leurs ressortissants. Certaines personnes sont apatrides car le pays où elles vivent ne considère pas officiellement leur Etat d'origine, à l’image du traitement réservé par les nations de l’Union européenne (UE) aux personnes arrivant de Palestine ou du Sahara occidental.
En 2013, le HCR a lancé un plan d’action visant à en finir avec l’apatridie d’ici 2024. Les données de l’organisation concernant le nombre d’apatrides à la mi-2023 ont démontré que l’objectif était encore loin d’être atteint, avec environ 381 000 d’apatrides dans l’UE en 2023. Toutefois, le HCR admet lui-même que le chiffre réel pourrait être plus élevé, les informations venant principalement des gouvernements et d'ONGs. Les personnes invisibles, celles n’étant pas incluses dans les statistiques officielles, sont précisément celles rencontrant le plus de difficultés.
Depuis le milieu du siècle dernier, deux conventions de l’ONU visent à garantir des droits minimaux aux personnes sans nationalité. La première, la Convention de 1954 relative au statut des apatrides, définit les individus appartenant à cette catégorie et demande aux pays signataires de leur fournir l’accès aux droits élémentaires, ou au moins à ceux dont jouissent les résidents étrangers légaux.
La seconde, la Convention de 1961 sur la réduction des cas d’apatridie, limite le nombre de conditions nécessaires à un apatride pour obtenir une nationalité. Cependant, d’après le dernier rapport sur l’apatridie du Réseau européen des migrations (REM), une organisation intergouvernementale financée par l’UE, la France, la Grèce et la Slovénie n’ont pas encore ratifié la Convention de 1961 et Chypre, l’Estonie et la Pologne n’ont même pas adhéré au texte de 1954.
Etape 1 : être reconnu(e) apatride
Bien que la convention de l’ONU imposant l’identification des apatrides et la garantie d’un minimum de droit pour ces individus date de 1954, le HCR n’a commencé à conserver des données sur le nombre d’apatrides qu’un demi-siècle plus tard, en 2004. Le compte s’élevait alors à environ 625 600 apatrides dans seulement 13 pays de l’UE. Parmi eux, plus de 602 700 résidaient en Lettonie et en Estonie, quoique bon nombre de ces personnes possédaient un statut distinct : il s’agissait de “non citoyens”, venant principalement de l’ex-Union soviétique, bénéficiant de certains droits reconnus, notamment celui de détenir un passeport.
La répartition actuelle des apatrides identifiés aujourd’hui est bien différente : la Lettonie et l’Estonie continuent d’en accueillir la majorité, soit presque 255 700 des 381 000 recensés par le HCR en 2023, mais les chiffres ont chuté. Le nombre d’apatrides a toutefois augmenté dans d’autres pays : en Suède, il est passé de 5 300 en 2005 – la première année pour laquelle des données sont disponibles – à 40 400. Le Danemark a également connu une forte hausse de 446 en 2005 à plus de 11 400 en 2023.
Mais alors que la convention de 1954 impose aux pays d’identifier les apatrides afin de leur garantir des droits élémentaires, elle n’en précise pas le processus. “De nombreux pays ne prévoient pas de procédure de détermination de l’apatridie, explique Murray. Par conséquent, il est très compliqué d’identifier les individus qui devraient bénéficier de ces droits.”
Bulgarie, République tchèque, France, Hongrie, Italie, Lettonie, Luxembourg et Espagne, huit des vingt-sept Etats membres de l’UE ont, selon le rapport 2023 du REM, mis au point des procédures concrètes pour déterminer l’apatridie et garantir aux apatrides l’accès à certains droits de base. En pratique, cette procédure devient souvent un labyrinthe sans issue.
Selon le HCR, 3 002 apatrides identifiés vivaient en Italie à la mi-2023, soit trois fois plus que 20 ans auparavant. Il existe deux façons d’être reconnu apatride : une administrative et une judiciaire. La voie administrative requiert une résidence légale, et pour Murray, cela “est un véritable problème pour la grande majorité des apatrides dans le contexte migratoire.”
En Espagne, 8 524 personnes sont considérées apatrides par le HCR, contre 14 en 2004, et, d’après le rapport l’Asile en chiffres du ministère de l’Intérieur, une importante partie d’entre elles sont d’origine sahraouie. Dans ce pays, les prétendants au statut d’apatride doivent faire une demande auprès du bureau chargé de l’asile et des réfugiés (OAR), du bureau chargé des étrangers, ou d’un commissariat de police en expliquant les raisons pour lesquelles ils ne possèdent pas de nationalité et en fournissant des preuves dans le mois suivant leur arrivée sur le territoire. “La principale difficulté est l’accès au bureau chargé de l’asile, car il n’y a pas de rendez-vous, et la seconde est le temps nécessaire au traitement des dossiers”, regrette Sidi Talebbuia, un avocat d’origine sahraouie spécialisé dans les questions de nationalité et travaillant pour le cabinet Tax Legem, à Madrid.
L’administration espagnole met habituellement un à deux ans à traiter les demandes d’apatridie, précise Talebbuia. Mais, à la différence des demandeurs réfugiés, les apatrides n'ont aucun droit pendant la période d’attente. “De nombreuses personnes sont dans l’incertitude légale”, affirme-t-il. “Selon la communauté autonome où ils vivent, ce flou sous-entend par exemple devoir travailler sur le marché noir, ne pas avoir accès aux services sociaux, ne pas pouvoir obtenir de carte d’assurance maladie ; et, bien que vous puissiez rester dans le pays, si vous le quittez, il n’est pas possible d’y entrer à nouveau”, ajoute Talebbuia.
L’avocat plaide en faveur de la reconnaissance de la République arabe sahraouie démocratique par l’Espagne, comme le pays l’a récemment fait pour la Palestine. D’après le Centre de recherches sur le Sahara occidental de l’université de Saint-Jacques-de-Compostelle, 47 Etats reconnaissent actuellement la République arabe sahraouie démocratique. “La reconnaissance de leur véritable identité implique l’accès à d’autres droits, tels que la possibilité de voyager avec leur propre passeport, et ne pas devoir dépendre d’un Etat tiers”, explique Talebbuia. Il possède un passeport sahraoui et s’en est servi pour entrer en Espagne jusqu’en 2015. “L’Espagne a ensuite arrêté de reconnaître les passeports sahraouis”, déplore-t-il.
Quinze autres pays européens ne proposent pas de procédure spécifique pour reconnaître l’apatridie, bien qu’il existe des voies différentes, généralement plus complexes. La Suède et l’Allemagne en font partie. Ce sont les deux pays de l’UE comptant le plus d’apatrides reconnus, juste derrière la Lettonie et l’Estonie.
Obtenir le statut d’apatride en Allemagne est un labyrinthe bureaucratique, déplore Murray. Le HCR établit le nombre d’apatrides dans le pays à environ 30 000 et, d’après le bureau fédéral allemand des statistiques (Destatis), la moitié d’entre eux est d’origine syrienne. Destatis recense également 97 150 autres personnes ne possédant pas de nationalité déterminée et n’étant pas comprises dans les chiffres du HCR. “Nous constatons, par exemple, que des individus demandent l’asile, mais qu’après un certain temps l’Allemagne essaye de les expulser, en vain, car les autorités ne savent pas dans quel pays les envoyer. C’est seulement à la fin du processus qu’ils pourront éventuellement être reconnus comme apatrides et obtenir des droits”, détaille Murray.
“Quand nous vivions en Syrie, nous avions l’habitude de dire que lorsque nous aurions réussi à arriver en Allemagne, nous aurions enfin des droits, mais c’est l’inverse qui est arrivé”, déclare Abdul Raheem Younis, un apatride venant de Syrie et habitant en Allemagne depuis neuf ans. Dans son cas, il ne possède pas de nationalité, car son père est apatride et sa mère syrienne, et la loi du pays n’autorise pas les mères à transmettre leur nationalité à leurs enfants. Younis n’est ni inclus dans les 30 000 apatrides identifiés en Allemagne, ni dans les plus de 97 000 personnes à la nationalité indéterminée.
Son permis de séjour indique qu’il est syrien, mais la Syrie ne lui délivre aucun document d’identité. “Les autorités allemandes nous traitent comme des citoyens syriens et nous réclament de leur fournir tous nos papiers syriens, mais les apatrides de Syrie n’ont rien de plus qu’un document signé par le chef du village local indiquant leur nom, leur prénom et leur adresse ; nous n’avons pas de droits civiques en Syrie”, fait savoir Younis.
Etape 2 : attribuer une nationalité aux personnes apatrides
Toutefois, selon l’observatoire Globalcit, seulement 18 pays ont simplifié l’accès à la nationalité pour ces personnes. Les procédures peuvent être grandement différentes selon les pays : en Irlande, le gouvernement emploie une méthode discrétionnaire pour accorder la nationalité sans besoin pour les apatrides d’avoir vécu dans le pays pendant une durée donnée.
En Belgique, l’obligation de résidence pour les apatrides est de non pas cinq (comme c’est le cas dans une procédure d’acquisition traditionnelle), mais deux ans. Dans d’autres pays, la différence est minime, comme en Allemagne, où jusqu’ici six ans de résidence étaient requis pour les personnes reconnues apatrides, au lieu de huit (comme le prévoyait la législation sur la naturalisation). À la suite de la réforme entrée en vigueur en juin 2024, les apatrides doivent désormais pouvoir justifier de cinq ans de résidence, au même titre que tout autre étranger. Neuf autres pays de l’UE, incluant l’Espagne, le Portugal et la Roumanie, ne facilitent en aucune façon l’obtention de la nationalité pour les apatrides.
D’après les dernières données d’Eurostat, les 27 Etats de l’UE ont octroyé une nationalité à un total de 7 296 apatrides en 2022. Depuis 2013, première année pour laquelle des données sont disponibles, un peu plus de 67 600 personnes ont reçu cette reconnaissance, dont plus de la moitié en Suède.
Nés dans le pays : apatrides, ou citoyens ?
À l’exception de Chypre et de la Roumanie, tous les pays de l’UE accordent la nationalité aux personnes nées sur leur sol et qui, autrement, deviendraient apatrides. Cependant, la façon de naturaliser ces personnes varie d’un pays à l’autre et seulement douze d’entre eux, dont l’Espagne, la France et l’Italie, l’attribuent automatiquement et sans imposer plus de conditions.
Rosario Porras, avocate à In Género, une organisation fournissant un soutien légal aux travailleurs et travailleuses du sexe, raconte : “Je rencontre parfois des femmes qui vont accoucher et leur explique que, d’après la loi de leur pays, leur enfant serait privé de nationalité, mais que l’Espagne les reconnaîtra en tant que citoyens pour éviter l’apatridie.”
“Contrairement à ce que certaines personnes avancent, cela ne signifie pas qu’elles arrivent enceintes pour donner naissance ici et que tout est réglé. Des formalités doivent être effectuées”, ajoute-t-elle. Dans ces cas-là, l’état civil espagnol ouvre un dossier de déclaration de présomption de nationalité espagnole. Après cela, la mère peut recevoir un permis de séjour au nom de la réunification familiale.
Une cliente de Porras, Perla – qui parle sous couvert de l’anonymat – a quitté le Paraguay en 2006 pour s’installer en Espagne et a obtenu un permis de séjour. Seulement, le Paraguay n’accorde pas sa nationalité aux enfants de ses citoyens nés à l’étranger. Ainsi, lorsque Perla a eu une fille en 2016, elle a demandé à enregistrer le bébé sous la nationalité espagnole par présomption au registre d’état civil de Valdepeñas, la ville où elle réside, afin d’éviter l’apatridie. L’Espagne a demandé à Perla de présenter un certificat de l’administration paraguayenne certifiant le non-enregistrement du bébé comme paraguayen. Six mois plus tard, l’Espagne confirmait la nationalité de l’enfant. La période d’attente classique est désormais réduite à seulement deux semaines, affirme Porras.
En pratique, d’autres pays offrant automatiquement – au moins sur le papier – la nationalité à ces enfants ne vont pas toujours au bout du processus. En août 2023, l’Office belge des étrangers, une entité dépendante du ministère de l’Intérieur, a ordonné aux municipalités de retirer la nationalité aux enfants nés de parents palestiniens sur le territoire, avec pour motif que les personnes originaires de Palestine abusaient de la loi de réunification familiale en naturalisant leurs enfants. “Cette action était illégale, car cet organe n’est pas doté de cette compétence”, déclare Murray, qui estime que des centaines de familles ont été touchées par cette décision.
D’autres pays fixent des conditions d’accès à la nationalité pour les apatrides nés sur leur sol. En Allemagne, par exemple, ils doivent prouver avoir vécu au moins cinq ans légalement dans le pays avant de pouvoir faire la demande, ce qui peut en soi constituer un autre casse-tête bureaucratique. D’après Destatis, 4 860 apatrides nés en Allemagne se trouvaient dans le pays en 2022. En Autriche, ils ne peuvent faire la demande avant d’avoir 18 ans et d’être en mesure de justifier de dix ans de résidence légale dans le pays.
“La Convention de 1961 sur la réduction des cas d’apatridie ne prévoit aucune condition, si l’enfant est né apatride, cela lui suffit pour obtenir une nationalité”, explique Murray. “Un ou une enfant ne devrait pas vivre sa vie sans enfance, sans le droit à une nationalité et à une identité légale, c’est évident”, ajoute-t-elle.

